Quand la maladie cible ses proies

Exposition aux cancérogènes, sous-déclaration en maladie professionnelle, difficile reprise d’activité : les inégalités professionnelles fragilisent les personnes atteintes de cancer.

Noëlle Guillon  • 23 décembre 2010 abonné·es
Quand la maladie cible ses proies
© Photo : AFP

Plus de deux millions de salariés sont exposés à des cancérogènes, selon l’estimation de l’enquête Sumer 2003 du ministère de la Santé. En 2006 et 2007, l’Institut national du cancer (Inca) et l’association pour la recherche sur le cancer (Arc) ont lancé deux appels à projets qui visaient à explorer les risques d’exposition et les conséquences de la maladie sur les situations d’emploi. Ils organisaient le 14 décembre un colloque bilan. Un pas vers la compréhension des inégalités sociales face au cancer, lesquelles constituent l’un des axes prioritaires du plan cancer 2009-2013. Premier constat, au-delà des expositions à des produits toxiques spécifiques, les situations de travail sont de plus en plus reconnues scientifiquement comme pouvant être cause de cancers.

C’est le cas du travail de nuit, reconnu en 2007 comme cancérogène probable par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ). Dans ce domaine, l’étude coordonnée par le Dr Pascal Guénel et présentée lors du colloque confirme un risque particulier de cancer du sein pour les femmes travaillant de nuit. « L’émergence d’études qui concernent spécifiquement les femmes est une véritable avancée » , a souligné le Dr Marcel Goldberg, de l’Inserm, en ouverture du colloque. Car l’inégalité sociale, c’est aussi une exposition différentielle entre hommes et femmes. L’étude « Cecile » du Dr Guénel a reconstitué les parcours professionnels de 1 200 patientes. Elle fait apparaître un risque accru de 30 % de développer un cancer du sein chez les femmes ayant travaillé de nuit à un moment de leur carrière par rapport à celles qui n’ont jamais travaillé entre 23 h et 5 h du matin. Situation la plus à risque : un travail en nuit complète moins de trois fois par semaine, supposant des alternances très fréquentes de rythmes, avec un risque augmenté de presque 60 %.

Ces situations de travail touchent les personnels de santé, notamment les infirmières, les employés des transports, la restauration, les ouvrières, les hôtesses de l’air. « Alors que les facteurs génétiques, à risque fort, concernent seulement 5 % des cas de cancers du sein, nous avons ici un facteur à risque relatif certes bien plus faible, mais qui pourrait concerner un nombre de personnes bien plus important » , explique le Dr Guénel. Déjà pointé par ­d’autres études internationales, la ­première étant l’étude américaine, « Nurses’ Health Study » initiée dans les années 1970, le risque de cancer lié à l’activité professionnelle doit être encore démontré au niveau de ses mécanismes. Il pourrait s’agir d’une perturbation hormonale due à la rupture du rythme biologique et à la perturbation de l’« hormone du sommeil », la mélatonine. En France, la reconnaissance en maladie professionnelle pour les femmes atteintes d’un cancer est loin d’être acquise. Alors que le Danemark, très en pointe, a accordé dès 2008 des indemnités à 37 femmes atteintes d’un cancer du sein « pouvant être lié à leur travail de nuit » .

Face au cancer, l’inégalité se manifeste bien souvent aussi en termes de reconnaissance. La sociologue Annie Thébaud-Mony et le Giscop 93 mènent une enquête permanente en Seine-Saint-Denis auprès de malades atteints de cancers respiratoires, urinaires et hématologiques. Pour deux tiers, ces malades sont employés de sociétés de sous-traitance dans l’industrie nucléaire, la démolition, le nettoyage extérieur des trains et des avions. Sur les 84 % exposés à des cancérogènes reconnus, dont 55 % à plus de trois substances, seuls 37 % ont fait une déclaration en maladie professionnelle, et 26 % ont obtenu une reconnaissance. À des personnes démunies s’oppose un système administratif lourd, avec des délais ne permettant pas toujours que la reconnaissance se fasse du vivant des malades.

Et si les progrès dans les traitements offrent de nouvelles perspectives de retour à l’emploi pour les personnes atteintes de cancers, les inégalités persistent. L’économiste Alain Paraponaris et son équipe ont analysé les données d’une étude menée par la Direction de la recherche, de l’évaluation, des études et des statistiques (Drees) et l’Inserm, sur la vie de patients deux ans après qu’on leur a diagnostiqué un cancer. Sur 1 200 patients diagnostiqués en 2002, hors arrêts maladie, 73 % des commerçants et chefs d’entreprise avaient conservé leur emploi contre seulement 53 % des ouvriers et 45 % des agriculteurs. Pour ces derniers, s’ajoute à la maladie un risque accru de chômage ou d’inactivité subie.

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