Voyage d’automne

Paul Pavlowitch  • 2 décembre 2010
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Peu avant la rentrée des classes, mon père décida de nous emmener à Paris dans son automobile. En 1950 la France était immense et ses petites routes libres. La guerre était finie depuis cinq années. Les enfants devenaient nombreux. Une confuse mélancolie recouvrait le pays.
Ces journées de septembre sur la nationale 7 entre Nice et Paris, le bonheur m’occupait. Nous étions partis en fin d’après-midi. Quittant la ville par l’étroite route du bord de mer, mon père arrêtait la Citroën quelques heures plus tard aux environs de Toulon. On dirait maintenant qu’on n’avait pas avancé. Ce n’était pas mon impression, le pays avait changé. Avant de repartir le lendemain nous avions nagé dans la Méditerranée endormie. Déjà c’était féerique.

L’étape nous mena le long du Rhône chez des amis de guerre de mes parents. Une affection colorait leurs retrouvailles ; mon père pouvait être un homme fabuleusement chaleureux. Nous, les enfants, étions drogués par le voyage ; on nous coucha tôt. Au matin j’avais enterré un noyau de pêche dans le jardin. « Nous veillerons sur ton arbre ! », m’avait dit la femme. Tard dans l’après-midi nous entrions dans Paris. Nous avions traversé la France !

Cette semaine-là, j’allai au cinéma rue de Sèvres, pas loin de la statue de Mme Boucicaut, matrone aux énormes chaussons couverts de chiures de pigeons. Le film en noir et blanc, avec musique grandiose, contait l’aventure d’alpinistes victorieux. Je comprenais leur exaltation : je la partageais. D’autant qu’on avait d’abord vu le docu sur le chantier du barrage de Donzère-Mondragon, icône de la reconstruction nationale, accompagné du commentaire patriotique de cette voix familière aux habitués des « Actualités Fox-Moviétone ». Durant le générique de la bande d’actualités, après une course de haies avec des filles en short, une Pacific 255 fonçait sur les spectateurs au son d’une marche ardente de John Philip Sousa et je plongeais au fond du fauteuil, à cause de la loco à vapeur qui déboulait. À l’entracte donc, après la saga de la houille blanche – et de brèves images de la guerre en Indochine –, la salle s’illumina. Des arlequins bondirent sur la scène poursuivis par de petits caniches, qui se démenèrent pendant dix bonnes minutes. Pierre, mon frère, et moi applaudissions à la folie. Patiente, ma mère nous
tendait des Pivolo, bâtons de chocolat glacé achetés à l’ouvreuse mélancolique – une blonde vêtue d’un fascinant uniforme de tissu pourpre –,
et ma sœur ronronnait d’aise.

Après ça, on eut tout. La tour Eiffel et les jardins austères avec leurs bassins à voiliers pour les après-midi, le zoo de Vincennes et le métro bringuebalant ses wagons de bois, le palais de la Découverte et un tour en bateau sur la Seine. Au soir, les agents à casquette filaient à bicyclette sur les pavés luisants, leurs pèlerines bleu nuit tremblaient derrière eux. Pierre riait entre les piétons obscurs. Les femmes portaient des bibis et les hommes jouaient du feutre mou. Aux coins des rues des infirmes vendaient des billets de loterie, ma mère achetait un cornet de marrons et mon père la couvrait de cadeaux. La ville était une belle aventure ténébreuse.

Et le retour fut glorieux. On battit à la course les michelines rouges longeant la route sur leur chemin de fer, et une ou deux fois aux croisements on vit des policiers, l’air buté à cause du casque à la française, devant leurs Terrot noires. Il n’y avait pas de circulation : quelques autobus bondés aux toits couverts de valises, de rares motocyclettes et de bruyants camions Panhard. À la sortie de villes sales, aux terminus des tramways, on croisa des camionnettes à gazogène Imbert. Chargées de légumes, poussives, elles cahotaient en lâchant une épaisse fumée vers le ciel. Les maisons des banlieues étaient fleuries ; en cape de louveteau, brodequins et béret enfoncé aux oreilles, des enfants couraient dans le brouillard. Des femmes en fichu et des hommes en bleus marchaient vers leurs ateliers. Partout des jardins potagers puis aussitôt les champs, à croire que les villes étaient à la campagne. Tranquilles, des gens en vélo pédalaient avec lenteur sous les platanes. Et lors de l’étape du lendemain, notre père arrêta même son automobile à Donzère-Mondragon, dont je lui avais rebattu les oreilles.
Je l’aimais. Il nous révélait le monde.

Alors il annonça qu’on allait prendre, nous aussi, la route de Napoléon, et nous entrâmes dans les Alpes. La France pâlote disparut. Les couleurs du Sud éclataient tandis qu’il nous contait l’ultime course de l’empereur indifférent à la mitraille. Je crois qu’il confondait avec l’affaire du pont d’Arcole. Mon père était français depuis deux années ; ma mère et lui étaient patriotes.

Après le déjeuner pris dans un refuge des Basses-Alpes, maintenant Alpes-
de-Haute-Provence, il s’endormit sur l’herbe. Là-haut, autour de nous, les sommets étaient déjà enneigés. Nous étions au bord d’un torrent. Dans mon souvenir les marmottes sifflaient et les nuages filaient. Ses lunettes au bout du nez, assise sur un plaid, ma mère lisait un roman d’Edgar Wallace. Lorsqu’il se réveilla, mon père sortit un sac du coffre de la 1229 BA 9 tandis qu’elle lui servait un café du thermos. On le regardait faire. Il assemblait les éléments d’un cerf-volant. Nous grimpâmes derrière lui sur la montagne ; dans la lumière fugitive il lança son cerf-volant bleu-blanc-rouge qui s’envola jusqu’au paradis. Pierre hurlait et on avait les yeux pleins de larmes à cause du vent, ou peut-être du bonheur.

Paul Pavlowitch est écrivain, homme d’édition, agent de Romain Gary durant l’invention Ajar, auteur notamment d’Un autre monde (2004) et de Tom (2005).
Digression
Temps de lecture : 5 minutes
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