À contre-courant / La gouvernance des marchés

Thomas Coutrot  • 13 janvier 2011 abonné·es

À peine entré en vigueur depuis un an, le traité de Lisbonne va déjà devoir être réformé d’urgence. Il interdit en effet aux pays membres de la zone euro de venir en aide à un autre pays membre. Cette absurde clause de « non-sauvetage » ( no bail-out ) reflétait l’obsession néolibérale d’imposer aux États la discipline des marchés financiers. Depuis l’interdiction faite (par le traité de Maastricht) aux États de financer leur déficit auprès de la Banque centrale européenne, ils sont contraints d’emprunter sur les marchés financiers. Il leur faut donc satisfaire aux critères et aux exigences de l’industrie financière et des agences de notation. Interdire l’aide entre États, c’est obliger chacun à respecter rigoureusement la loi des marchés : réformes fiscales favorables aux revenus du capital, baisse des dépenses publiques, contrôle des déficits… Les marchés puniront tout État « laxiste » par des taux d’intérêt élevés (la prétendue prime de risque) qui l’obligeront à revenir dans le droit chemin.

Ce brillant raisonnement s’est effondré avec la crise financière. Celle-ci l’a démontré une nouvelle fois : les marchés financiers n’étant ni efficients ni rationnels, il est aberrant de leur confier la tutelle des politiques économiques des États. Mais, loin de tirer ce bilan, c’est encore à la finance qu’on a demandé de financer ces déficits provoqués par la finance. Le cas le plus délirant est celui de l’Irlande, avec son brutal plan d’austérité destiné à financer le renflouement des banques irlandaises pour que leurs frasques ne coûtent pas un centime d’euro à leurs créanciers, et principalement aux banques européennes.

Pour éviter de futurs dérapages, la « gouvernance européenne » va être renforcée. La Commission examinera le budget de chaque pays avant même le Parlement national (procédure dite du « semestre européen »), pour faire pression puis prendre des sanctions si les dépenses publiques ne sont pas suffisamment rabotées. Mais, faute d’avoir désarmé la finance et réduit son instabilité, chacun sait de nouvelles crises inévitables. Le traité de Lisbonne sera donc réformé en 2011 pour pérenniser le fonds de sauvetage (le fonds européen de stabilité financière, FESF), créé en 2010 au mépris du traité pour venir en aide à la Grèce et à l’Irlande. L’aide sera décidée quand « la stabilité financière de la zone euro dans son ensemble est menacée » , et sera « subordonnée à une stricte conditionnalité » .

Les dirigeants de l’Union, la Commission et le FMI ne manqueront pas de saluer dans cette réforme un pas vers une plus grande solidarité entre les pays de la zone euro. Curieuse solidarité en vérité. Loin de redonner aux États des marges de manœuvre par rapport aux marchés financiers, cette réforme veut renforcer la discipline que les marchés n’ont pas su – de par leur totale irresponsabilité – imposer. Les traités européens voulaient imposer aux États la discipline des marchés. Maintenant que ces marchés ont montré leur incapacité à se discipliner eux-mêmes, il s’agit non de les mettre hors d’état de nuire, mais de suppléer leurs mécanismes défaillants par des mécanismes politiques (les fameuses « conditionnalités ») qui imposeront directement aux États les objectifs de la finance. Il y a bien renforcement de la solidarité, mais avec l’industrie financière, que l’Union européenne veut préserver de tout risque en renforçant les contraintes sur chaque État membre.

Désarmer la spéculation qui continue à sévir contre la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne ? Demander à l’Allemagne de réduire ses excédents commerciaux qui déstabilisent toute l’Europe ? Faire cesser la concurrence fiscale qui mine les recettes publiques des pays de l’Union ? Renforcer la solidarité budgétaire européenne en créant une fiscalité continentale sur les transactions financières et les énergies fossiles ? Vous n’y pensez pas ! Adopter cette réforme du traité, c’est au contraire resserrer l’étau de la finance sur l’Union européenne, c’est approuver les plans d’austérité déjà imposés et préparer leur généralisation. C’est poursuivre obstinément la course de l’Europe vers le gouffre.

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