« Comment gagner sa vie honnêtement », de Jean Rouaud : La révolution précaire

Dans « Comment gagner sa vie honnêtement », Jean Rouaud raconte sa jeunesse décalée dans les années soixante-huitardes.

Christophe Kantcheff  • 13 janvier 2011 abonné·es
« Comment gagner sa vie honnêtement », de Jean Rouaud : La révolution précaire
© Photo : C. Hélie / Gallimard Comment gagner sa vie honnêtement, Jean Rouaud, Gallimard, 335 p., 19,50 euros.

La plupart des livres de Jean Rouaud explorent son histoire familiale et personnelle. C’est pourquoi on peut en avoir délaissé la lecture depuis quelque temps, ce qui était notre cas, sans que les retrouvailles ne dépaysent. Depuis les Champs d’honneur , son premier roman (chez Minuit), qui lui valut le prix Goncourt en 1990, les références originelles sont les mêmes. Qu’elles soient géographiques : la Loire inférieure, devenue atlantique ; sociologiques : le petit commerce ; ou existentielles : la mort de son père, à 41 ans, alors que l’auteur en avait à peine plus de 10.

Pour autant, Comment gagner sa vie honnêtement ne donne pas l’impression que l’œuvre en cours fait du surplace. Si le motif reste, Jean Rouaud change de focale, opère un gros plan sur des périodes de sa chronologie qu’il avait jusqu’ici laissées en fond de scène, ou revient sur un fait déjà largement évoqué avec un angle de vue différent. En outre, Comment gagner sa vie honnêtement , sous-titré La vie poétique, 1 , ne porte pas la mention « roman », contrairement à ses premiers livres. Faisant retour sur des épisodes racontés alors, il en révèle parfois les coulisses. Ainsi découvre-t-on que la fameuse 2 CV de son grand-père dans les Champs d’honneur , « dans laquelle , écrit-il, je n’ai pas souvenir d’avoir voyagé » , a eu comme modèle une 2 CV qui lui a appartenu. Ce (petit) désenchantement est en soi une jolie leçon de littérature, tant le grand-père et la brinquebalante voiture paraissaient indissociables !

Comment gagner sa vie honnêtement se concentre sur cette période de la vie de Jean Rouaud où, au sortir d’études universitaires sans brio, l’entrée dans la vie professionnelle s’annonçait imminente. Imminente, et repoussante. Du moins, sous la forme d’un emploi stable, régulier, permettant de s’insérer dans la société, de fonder une famille, de tracer une carrière… Toutes choses que rejetaient non seulement Jean Rouaud mais, à l’orée des années 1970, la plupart des jeunes gens de son âge. Ce livre porte donc aussi sur une génération, celle des années gauchistes et « Peace and love », de la libération sexuelle, des cheveux longs et du patchouli.

Ce n’est pas le premier, et les écueils en sont connus : ou bien une forte nostalgie trahit un regard qui manque encore de distance, ou bien – et c’est trop souvent le cas – la dérision et le sarcasme censés témoigner d’une intelligence critique se révèlent éminemment suspects. Rien de tel chez Jean Rouaud. Sans doute parce qu’il fut de cette époque un acteur sur la réserve. Ce qui était dû à sa timidité « naturelle » et à son absence totale d’assurance. Mais surtout à son milieu social et familial, dont la religion, voire la bigoterie, le quant-à-soi, l’esprit de sérieux, l’effort et le travail étaient les valeurs dominantes, et asphyxiantes.
Ainsi, l’auteur se décrit en jeune homme inadapté, préférant évoluer dans le flou entretenu par sa myopie, pris en décalage dans des situations typiques : les voyages en auto-stop, les communautés où les couples se font et se défont dans une désinvolture relative, les happenings musicaux plus ou moins supportables, le porte-à-porte pour vendre une encyclopédie médicale de qualité douteuse…

Jean Rouaud n’épargne pas les travers de cette jeunesse qui mettait le mot révolution à toutes les sauces. Il a, par exemple, de très belles pages sur les ouvriers aux côtés desquels il a travaillé en intérim et qui ne ressemblent pas à ceux que fantasment les militants lettrés. Il pointe aussi les dérives dogmatiques, et surtout les hiatus entre les mots de désordre et ce qui se passe dans la réalité moins glorieuse. Mais Rouaud le fait avec une douce ironie, qui, on l’a vu, ne l’épargne pas lui-même, et qui est une des marques de son écriture, agile, espiègle, parfois proche d’une certaine oralité. De plus, il ne s’en tient pas à la version défraîchie, c’est-à-dire réactionnaire, selon laquelle sa génération aurait échangé un conformisme contre un autre. Il souligne combien ce besoin d’oxygène relevait d’une nécessité, et rappelle que cette volonté de rupture avec la société de consommation correspondait à un désir « de retrouver les gestes primordiaux, nourriciers, décantés des faux-semblants des fausses valeurs marchandes » . Et il reconnaît sa dette envers ses « amis d’été » qui « se répartissaient entre deux ou trois communautés »  : « Je leur dois d’avoir ouvert pour moi les chemins de traverse dans lesquels je me suis engouffré, où l’on se perd souvent, mais qui seuls réservent la possibilité d’un inédit. »

Pourtant, et c’est loin d’être incompatible, cette époque reste pour lui celle des « jours tristes », dont il est sorti grâce à l’écriture et au succès des Champs d’honneur (qui réservait d’autres difficultés). Comment gagner sa vie honnêtement dessine ainsi en creux ce que représente de travail, d’incertitude et de solitude une vie d’écrivain débutant, non encore publié. Mais pour ceux qui, sans autre horizon, ont cru trop longtemps aux vertus politiques de la précarité (de moins en moins) volontaire, les dégâts furent légion. C’est aussi en leur nom que Jean Rouaud a écrit ce beau livre.

Culture
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