La dent d’Adam

Esther Benbassa  • 27 janvier 2011 abonné·es

Des archéologues de l’université de Tel-Aviv ont découvert dans une grotte une dent d’ homo sapiens vieille de 400 000 ans. Sa taille et sa forme la rapprocheraient de celles de l’homme moderne. Le premier homme « moderne » (ou presque) serait ainsi originaire d’Israël. Voilà qui conforte mon idée que la Bible, au fond, n’est qu’un livre d’histoire. Ben Gourion, le premier Premier ministre d’Israël, pensait comme moi. Quoique pour d’autres raisons.
Si la Bible n’avait été qu’un texte révélé, elle n’aurait pas suffi à fonder le droit revendiqué par les Juifs sur cette région du monde plutôt que sur une autre. Mais si elle est un livre d’histoire écrit par des hommes (et fort peu de femmes) et qu’elle atteste le lien « éternel » des Juifs avec cette terre, alors c’est autre chose. Ben Gourion était malin. Il savait ce qu’il voulait.

Mon affaire à moi est plus compliquée.
Dans l’école catholique de Jaffa où ma mère m’avait inscrite à son arrivée en Israël – croyant qu’elle vivait encore dans les beaux quartiers d’Istanbul, où les filles de bonne famille fréquentaient ce genre d’établissements (pour y apprendre les langues avant de devenir de bonnes épouses et de bonnes mères) –, le matin, le professeur d’hébreu (lui, juif) nous enseignait la Bible comme un livre d’histoire. L’après-midi, les sœurs m’en parlaient, elles, comme d’un texte révélé. Comme on l’imagine, j’avais du mal à m’y retrouver.
Qui plus est, les sœurs citaient un Nouveau Testament qui s’était ajouté à l’Ancien, et un Jésus né à Bethléem, bien postérieur à notre Abraham national. Franchement, je m’y perdais. Une seule consolation : le Jésus des images pieuses était plutôt beau garçon, avec sa jolie barbe et ses yeux bleus. D’Abraham, nous, les Juifs, n’avions en revanche aucune image, ce qui me déplaisait fort.

Car j’étais juive. C’est ce que mes parents m’avaient toujours dit. Arrivée à Tel-Aviv, pourtant, j’étais devenue israélienne. Mais aussi « turque ». Car, en Israël, on ne cesse jamais d’être défini par son lieu d’origine. J’étais certes née en Turquie, mais cela faisait-il de moi une « Turque » ? Ma famille ne m’avait-elle pas toujours recommandé de ne surtout jamais épouser un « Turc » ? Mais là, « Turc » avait un autre sens, je finis par le comprendre. Cela voulait dire « musulman ». Les « Turcs » n’étaient pas très estimés dans nos milieux, on les tenait pour peu « civilisés » et, dans l’espagnol que nous parlions entre nous, on les appelait avec condescendance
« los verdes », « les Verts » (la couleur de l’islam, rien à voir avec les écolos).
Mes cousins nés et grandis en Israël, eux, me demandaient alors ce qu’était être juif. On en avait fait de bons Israéliens, mais, dans les kibboutz et les écoles publiques où ils avaient été élevés, on avait oublié de leur enseigner le judaïsme. Aujourd’hui, certains d’entre eux sont devenus ultraorthodoxes, avec papillotes et caftans, sacrifiant à un type de religiosité originellement tout à fait étranger aux Juifs issus des terres d’islam…
Je devais être une des rares juives d’Israël scolarisées dans une école congréganiste. Les jeunes Palestiniens israéliens chrétiens qui la fréquentaient comme moi, eux, étaient férus de religion. Et ils me conseillèrent de lire la Bible avec toute la ferveur requise. J’avais une Bible, mais pas de ferveur. Et de cette lecture intellectuelle je n’ai gardé en tête que les mots du début : « Au commencement [etc.] ».

Cette dent du premier homo sapiens a réveillé mes vieux souvenirs. Je me suis demandé si Adam lui ressemblait, ou même si ce n’était pas lui. Si l’on en croit les reconstitutions disponibles, il ne devait pas être très glamour. Et la Bible, que dit-elle ? Que ce premier homme n’avait ni père ni mère, et que c’est Dieu qui le façonna, « poussière détachée du sol » . Dans la région, ce genre de naissances atypiques est apparemment courant. Jésus ne fut-il pas l’œuvre du Saint-Esprit ? Quant à Ève, n’en parlons pas, elle n’était pas moins orpheline qu’Adam. Fabriquée à partir d’une côte de son futur époux. Confirmation que non seulement l’humanité est née en Israël, mais aussi le machisme.

Heureux événement que cette découverte de la dent. Désormais, les Israéliens pourront prouver, dent à la main, qu’ils étaient là depuis les tout débuts de l’humanité, donc bien avant les Palestiniens. Plus besoin de paix, Jérusalem-Est, Gaza, la Cisjordanie, tout appartient aux Juifs d’Israël et rien aux Palestiniens. Ces derniers, qui n’ont même pas une Bible pour prouver l’antiquité de leur établissement, n’ont pas non plus de dent à exhiber. Lorsque les Israéliens leur reprochent d’être « primitifs » , on comprend mieux pourquoi. La civilisation est du côté des Israéliens, c’est clair, on n’a qu’à voir cette dent, témoignage de leur « modernité ». Il y a 400 000 ans, déjà, nous disent les archéologues qui l’ont exhumée, ils chassaient, maîtrisaient le feu, coupaient leur bois.
Oui, oui, je comprends tout. Ben Gourion était vraiment malin. Avec cette dent, Bibi et son Moldave mafieux pourront crier sur tous les toits, et d’abord sur ceux des Palestiniens : « La dent, c’est nous, l’humanité, c’est nous. »

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