« La Tunisie a plusieurs atouts pour réussir »

Chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques, Karim Bittar analyse la révolution tunisienne et ses possibilités de contagion dans le monde arabe.

Jennifer Austruy  • 20 janvier 2011
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« La Tunisie a plusieurs atouts pour réussir »
© Photo : FETHI BELAID / AFP

Politis : Peut-il y avoir un effet domino au Maghreb et dans le monde arabe ?

Karim Bitar : À l’inverse de ce qu’on imaginait, l’effet domino est en train de naître non pas du Golfe mais du Maghreb. Les jeunesses arabes, depuis quelques jours, s’enthousiasment parce que c’est une révolte populaire, la première qui réussit dans le monde arabe sans intervention extérieure. Elle a démarré sur des enjeux sociaux et économiques classiques, sans aucun slogan religieux ou identitaire. Des revendications politiques et l’aspiration à plus de liberté sont très vite apparues. Ce qui a forcément inspiré la jeunesse du monde arabe. Mais il existe aussi une véritable appréhension : si ça tourne mal, ça sera un crève-cœur pour beaucoup de gens qui espéraient suivre cette voie tunisienne.
Plusieurs régimes de la région sont dans la même configuration : des régimes autoritaires, sclérosés, vieillissants, confrontés à des jeunesses qui ne supportent plus d’échanger la liberté contre la stabilité, ce vieux chantage : « c’est moi ou le chaos », « c’est moi ou Ben Laden ». Les peuples arabes estiment aujourd’hui qu’il est tout à fait possible qu’il y ait une troisième voie.
Le cas égyptien sera beaucoup plus complexe, parce qu’il visera directement les intérêts américains. L’Égypte est un système qui vit grâce au soutien des États-Unis, qui ­versent près de 3 milliards de dollars par an depuis les accords de Camp David en 1979. Elle représente un enjeu stratégique beaucoup plus important, surtout avec la proximité d’Israël et de la Palestine. À quoi s’ajoute le phénomène des Frères musulmans.

Qu’en est-il de l’Algérie ?

C’est assez compliqué parce qu’il y a toujours le traumatisme des années 1990, que la population ne souhaite pas revivre. Mais la frustration des jeunes existe et elle est tout aussi importante qu’en Tunisie pour la simple et bonne raison que l’Algérie est un pays très riche, et dispose d’une rente pétrolière importante qui est terriblement mal redistribuée. Théoriquement, l’Algérie est capable de faire vivre dignement tous ses citoyens. Cela accentue la colère de la jeunesse.

Comment voyez-vous l’avenir de cette révolution ?

La Tunisie a plusieurs atouts pour réussir cette première révolution arabe : elle a une classe moyenne importante (les jeunes Tunisiens sont parmi les plus diplômés du monde arabe), l’armée ne joue pas le rôle tentaculaire qu’elle peut jouer dans d’autres sociétés, les femmes sont émancipées – elles ont participé à cette révolution populaire. Il y a donc toute une série de raisons qui ont fait que la Tunisie était bien placée pour réussir sa révolution. Il y a une même exaspération, du Golfe jusqu’à l’Atlantique, à cause de la confiscation du pouvoir par une toute petite oligarchie qui en use et en abuse, souvent avec la complicité des grandes puissances occidentales. Le cas de la Libye a bien montré la duplicité de beaucoup en Occident qui, dès lors que les intérêts géo­stratégiques sont concernés, dès lors qu’un régime peut leur être utile dans ce qu’on a appelé la guerre globale contre le terrorisme, sont prêts à fermer les yeux sur des tas d’exactions.

Existe-t-il des partis d’opposition organisés en Tunisie ?

Il y a les partis qui étaient officiellement reconnus par le régime. On ne peut donc pas vraiment parler d’opposition authentique et radicale. Il y a en revanche une opposition qui est présente en Europe, parfois en France, notamment celle de Moncef Marzouki, qui est un homme très respectable mais qui n’est pas encore assez connu en Tunisie, et qui n’a pas de relais sur place, surtout dans les zones rurales. Tous ces mouvements vont avoir besoin de beaucoup de temps avant de reprendre contact avec la société tunisienne. Il y a, de l’autre côté, l’opposition islamiste, qui est basée à Londres, le parti Hizb Ennahda, qui a lui aussi été laminé par le régime et qui ne dispose plus de relais sur le terrain.
Constitutionnellement, le délai pour organiser de nouvelles élections est de deux mois. Mais ça me semble extrêmement court pour que ces partis puissent se réorganiser, construire des programmes, prendre contact avec la population : ça risque de traîner six ou sept mois. Il n’y a pas, en tout état de cause, un Nelson Mandela qui pourrait rassembler tout le monde en Tunisie. Il va probablement falloir former un gouvernement d’union rassemblant un très large éventail : des partis d’opposition, des intellectuels, des syndicalistes, les opposants de l’extérieur, etc.
En tout cas, l’effervescence politique à laquelle nous allons assister sera très positive, il y a énormément d’intellectuels en exil qui commencent à penser à leur retour au pays pour participer à la vie politique.

Existe-t-il un risque d’islamisation ?

Les islamistes ont été privés des moyens d’exercer leur action pendant quinze ou vingt ans. Ils ne sont donc pas dans une situation de capitaliser dans l’immédiat. Il leur faudra de longues années pour se reconstruire et créer des relais. Ensuite, les islamistes tunisiens ne sont pas du même ordre que les islamistes algériens. Certains vont jusqu’à les comparer à l’AKP turc. Je pense qu’ils sont entre les deux. Ils ont un discours islamiste assez classique, mais ils ne sont en aucun cas majoritaires. Par ailleurs, pendant les manifestations, il n’y a eu aucun slogan religieux, et toutes les tentatives de récupération ont échoué.

Publié dans le dossier
Tunisie : la révolution de l'espoir !
Temps de lecture : 5 minutes
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