Tunisie : une révolte contre la misère et la corruption

La contestation sociale née à Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie, continue de prendre de l’ampleur. Une répression sanglante est la seule réponse du régime de Ben Ali. Des dizaines de morts, que déplore mollement la diplomatie française. Reportage.

Jean Sébastien Mora  • 13 janvier 2011 abonné·es
Tunisie : une révolte contre la misère et la corruption
© Photos : Fethi Belaid / AFP et STR / AFP

Jamais Zine El Abidine Ben Ali, ni même Habib Bourguiba, son prédécesseur, ne s’étaient trouvés confrontés à une telle protestation de masse. Dans son allocution télévisée du 28 décembre, le président tunisien a tenu à mettre en garde « une minorité d’extrémistes » , contre lesquels la loi serait appliquée avec rigueur. Depuis, le Président continue de nier l’ampleur du mouvement social, construit pourtant autour de revendications de militants des droits de l’homme appelant à « plus de justice » et « plus de dialogue » avec les citoyens. « Nous ne sommes pas en train d’exiger de l’État qu’il nous trouve à tous un emploi, mais nous dénonçons le fait que le pays soit tenu par quelques familles et que l’accès au marché du travail soit soumis à une logique de corruption systématique » , regrette Aladin, diplômé en logistique, descendu manifester avec ses amis dans les rues de Kairouan au centre-ouest du pays. Le mouvement social a été provoqué par l’immolation par le feu, le 17 décembre à Sidi ­Bouzid, de Mohamed Bouazizi. Une affaire de corruption dans laquelle sont impliquées les autorités locales avait contraint sa famille à quitter ses terres agricoles de Regueb.

Dans toute la Tunisie, les cortèges se succèdent mais les slogans se ressemblent : « liberté » , « justice » , « non à la censure » . Les mots « voleurs » et « lâches » sont régulièrement scandés. Ils visent le Président Ben Ali mais aussi la famille de Leila Trabelsi, sa deuxième femme. Les manifestants les accusent d’avoir mis en place des plans de développement touristique dans le seul but de satisfaire leurs propres intérêts. À la tête d’un vaste empire financier, Mohamed Sakhr el-Materi, le gendre de Ben Ali, illustre à lui seul la mainmise de la famille sur des pans entiers de l’économie tunisienne. Après les banques, la téléphonie, l’automobile et le tourisme de croisière, en 2009, il s’est emparé de Dar Assabah, le dernier groupe de presse encore indépendant.

Fin décembre, en réaction aux émeutes, le gouvernement tunisien a largement relayé dans les médias officiels le cas d’une vingtaine de jeunes diplômés de Sidi Bouzid auxquels un plan exceptionnel attribuait un travail. Si la mesure visait à calmer le mouvement social, elle a au contraire démontré l’absence de critères et l’arbitraire dans l’attribution des postes de fonctionnaires. « L’État ne parvient pas à aborder les Tunisiens comme des citoyens, nous sommes infantilisés par des technocrates qui sont loin de la vraie société » , regrette, à Tunis, l’avocate et militante des droits de l’homme Bochra Belhaj Hamida. De fait, les militants des droits de l’homme craignent que le déni du gouvernement mène le pays tout droit dans une impasse sanglante.

Le week-end dernier, les manifestations se sont soldées par plus de trente morts – par balles – dans les villes de Kasserine, Thala et Regueb. « Ben Ali est un ancien général qui n’a jamais fait de politique. Il n’a pas été élu démocratiquement. Pour lui, l’application de la loi, c’est l’emploi de la force, le recours à la police, et non la défense des droits des citoyens » , dénonce Abderraouf Ayadi, avocat à la Cour de cassation et responsable juridique du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT). Depuis plusieurs jours, la Tunisie est le théâtre d’arrestations massives. Me Ayadi a été lui-même enlevé à son domicile fin décembre puis relâché le lendemain, et on est sans nouvelles d’un grand nombre de militants. « L’État tunisien doit faire le choix de la voie démocratique, au détriment de l’autoritarisme du parti présidentiel » , explique-t-il.

Très actifs et solidaires, depuis la fin des années 1990, les avocats militent dans tout le pays pour qu’une solution construite sur le dialogue mette fin à la violence. Une revendication partagée par Rabhi Samir, ­militant à Amnesty International et enseignant à Kasserine. Ces derniers jours, il était au cœur des événements, lorsque les forces de l’ordre ont ouvert le feu sur les manifestants : « Le mouvement de contestation n’est pas porté par des extrémistes. Dans toutes les villes, il s’agit de gens qui se retrouvent dans le discours défendu initialement à Sidi Bouzid » , souligne-t-il. Alors que l’armée entourait des bâtiments administratifs, la police est allée jusqu’à tirer sur des personnes secourant des blessés ou dans le cortège de funérailles. Le matraquage est aussi symbolique : à Kasserine, les forces de l’ordre ont saccagé sans aucun motif le siège de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT). « Ben Ali veut casser le mouvement social par la peur. Les Tunisiens vivent dans un vrai climat de terreur » , rapporte Sadock Mahmoudi, syndicaliste UGTT, également enseignant à Kasserine. « Nos revendications sont légitimes, mais nous sommes face à une grande inconnue. Si la communauté internationale ne pèse pas sur le gouvernement de Ben Ali, nous risquons d’être laminés » , conclut-il.

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