À contre-courant / Le paradis néolibéral pour les excellents !

Gérard Duménil  • 24 février 2011 abonné·es

Le 25 janvier 2011, le président Obama faisait son discours de l’État de l’Union devant le Congrès, dans le contexte défavorable de la perte de majorité démocrate. Que dit donc Obama aux parlementaires ? Le thème central du propos est ce qu’on appellerait ici une « politique industrielle », mais le terme ne s’emploie guère outre-Atlantique. Le Président exalte la fierté du citoyen : « Souvenez-vous du Spoutnik. D’autres se seraient découragés. Nous avons relevé le défi. Là-bas, sur la lune, nous étions les premiers. Nous allons la décrocher de nouveau. Oui, nous le pouvons. » Je caricature un peu, mais à peine. Traduisez : « Nous allons être à la hauteur du défi industriel, celui de l’innovation technologique verte. » Certes, le général doit soutenir le moral des troupes, mais pourquoi ce thème de l’excellence industrielle ?

La situation économique des États-Unis est très difficile. La crise actuelle n’a pas d’explication simple : ni une chute de rentabilité, comme dans la crise des années 1970, ni la sous-consommation (à l’inverse, une surconsommation portée par les couches les plus favorisées). Elle est l’aboutissement d’une entreprise où les classes dominantes, les capitalistes et leurs alliés cadres supérieurs, ont conduit au plan mondial un processus de transformation radicale visant à l’accroissement de leurs revenus et patrimoines [[
G. Duménil, D. Lévy, The Crisis of Neoliberalism, Harvard University Press, 2011.]]. Comme l’a révélé la crise, ils l’ont mené jusqu’à l’insoutenable. Mais, aux États-Unis, cette entreprise a pris la forme, unique ou presque, d’une trajectoire de déséquilibres cumulatifs : déficit du commerce extérieur, endettement externe (vis-à-vis de l’étranger) et endettement interne (des ménages avant la crise). Dans le contexte d’une explosion des mécanismes financiers, notamment de ceux qui supportaient l’endettement hypothécaire, la crise est venue au monde depuis les États-Unis. Tout se tient, dette interne résultant de la nécessité de stimuler l’activité, dette externe résultant du déficit du commerce extérieur ; outre la financiarisation, la mondialisation est directement en cause. Et la crise, à laquelle certains prêtent volontiers des vertus d’apurement ( « c’est douloureux mais ça redresse la situation » ), ne remédie en rien à ces déséquilibres.

La correction du déficit du commerce extérieur états-unien est urgente car ce déficit commande l’endettement et la stabilité monétaire. Que faire ? Du protectionnisme, la fin du libre-échange ou de la mobilité internationale des capitaux ? Y songez-vous ? Le pouvoir des sociétés transnationales états-uniennes et les revenus qu’en tirent leurs propriétaires reposent sur le libre déploiement de ces sociétés autour de la planète. Il n’y a qu’une issue, reconquérir la compétitivité, mot magique. Ce ne sera pas facile, car le secteur industriel états-unien est en perte de vitesse, et à vive allure. L’État va donc s’en mêler. On n’approfondira pas ici le caractère fort peu néolibéral d’une telle intervention publique. Mais il ne faut pas confondre les réalités – la prospérité des transnationales – et les principes – le respect du « libre marché ». Deux poids, deux mesures, et c’est bien dans cette fissure de l’idéologie néolibérale que s’engage le Président. Éloge du pragmatisme.

On s’interrogera d’abord sur la faisabilité d’un programme de soutien ambitieux à l’innovation dans une situation dont une autre urgence est de juguler le déficit budgétaire. Par ailleurs, pourquoi cette excellence aurait-elle pour champ le territoire états-unien plutôt que l’orbite transnationale ? Il faut, en outre, mesurer l’ambition du pari, car les rivaux ne resteront pas les mains dans les poches.

Revenons chez nous pour terminer. Ce projet en dit long sur l’idylle Merkel-Sarkozy. Justement, l’Allemagne a su maintenir cette excellence industrielle. Comparez les dettes publiques ! Voilà la route sur laquelle la France doit s’engager, nous dit-on, en rabotant au passage notre système de protection sociale. Et la même presse de nous ressasser le mythe de la surcroissance allemande pour enfoncer le clou dans les têtes.

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