Comment résister au « biopouvoir » ?

Plusieurs scientifiques, universitaires et élus s’inquiètent du trop grand pouvoir des experts sur nos vies et sur nos corps. Certains apportent ici leur réflexion sur une nécessaire éthique médicale.

Politis  • 24 février 2011 abonné·es

Biopouvoir. Le mot a des relents de science-fiction. Dans les années 1970, Michel Foucault émettait ­l’hypo­thèse d’un pouvoir qui, entre développement de la science et effacement de la religion, s’exercerait non plus sur les âmes mais sur les corps, le « vivant » devenant l’objet de stratégies… Le terme a refait surface dans le Quotidien du médecin, le 16 novembre 2010. « Ce biopouvoir existe , écrivent Pierre Le Coz, philosophe et vice-président du Comité consultatif national d’éthique, et Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à Paris-Sud XI. Il est apparu en France en 2005, une première en Europe. Son nom : Agence de la biomédecine. Nos vies et nos corps sont aujourd’hui entre les mains d’experts en biomédecine. Experts d’un genre nouveau, ils dictent le vrai, le juste et le bien aux transplanteurs, gynécologues obstétriciens, généticiens, médecins de la reproduction, et même aux hématologues. […] Un dispositif biopolitique multiforme et tentaculaire… » Cet ­article est paru en plein drame du Mediator, qui a entraîné au moins cinq cents morts. Conséquences d’une série de dysfonctionnements ou produit d’un système ?

Roland Gori : « La médicalisation de l’existence est une technologie de pouvoir »

« Foucault montre qu’avec l’émergence du néolibéralisme le gouvernement se fait thérapeute de la population , résume Roland Gori, professeur de psychopathologie à l’université de Marseille. Il fait le point sur ses ressources (la santé des individus) pour trouver la meilleure manière de les exploiter. La médicalisation de l’existence est une technologie de pouvoir qui consiste à amener l’individu à se soumettre en intériorisant des normes. » Pas question de verser dans la théorie du complot, mais de réaliser que la notion de santé est une construction sociale et que nos états de santé sont dictés par des intérêts commerciaux. « Vision du monde qui pose le problème de la démocratie. » Membre du collectif « Pas de zéro de conduite », il renvoie au scandale déclenché en 2006 par ce rapport de l’Inserm préconisant la détection de la délinquance chez les enfants de trois ans. « Tout le monde avait dit : plus jamais ça ! Or, le rapport Bockel et son passage sur le “dépistage des enfants agités” fait comme si de rien n’était. »

Auteur de De quoi la psychanalyse est-elle le nom ?, Denoël.

Pierre Le Coz : « Il ne peut y avoir d’experts en éthique »

En mettant en cause l’Agence de biomédecine, Pierre Le Coz, philosophe et vice-président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), cherchait à pointer les prérogatives excessives que lui attribue le pouvoir en place et à ouvrir un débat sur cette tendance à normaliser l’éthique. « L’Agence de la biomédecine n’est que le symptôme d’une évolution culturelle… Mais il ne peut y avoir d’experts en éthique ! Désigner des gens qui s’assurent des bonnes pratiques, c’est refuser la pensée réflexive et contradictoire au profit d’une pensée délivrée du doute, et faire l’impasse sur l’expérience de terrain, le témoignage du citoyen. »

Auteur de Petit traité de la décision médicale, Seuil.

Jacques Testart : « La gauche s’empêtre dans la défense du progrès »

« Depuis Foucault, la biologie s’est industrialisée, la pharmacie compte des entreprises cotées en bourses et les lois de bioéthique hésitent entre interdire la recherche sur l’embryon avec des dérogations ou la permettre avec des interdits , déplore le biologiste Jacques Testart, père scientifique du premier bébé-éprouvette. Le drame du Mediator révèle un scandale mais la recherche sur l’embryon ne provoque pas de réactions. Jusqu’où, pourtant, va-t-on fabriquer des enfants calibrés ? Quand est-ce que l’on passe du tri des embryons (pour éviter une maladie génétique) à la sélection des meilleurs ? Triste reste des Lumières : l’idée qu’on ne peut pas empêcher le progrès, que le progrès est forcément bon. Et la gauche est encore plus empêtrée là-dedans que la droite. »

Auteur, avec Agnès Sinaï et Catherine Bourgain, de Labo Planète. Ou comment 2030 se prépare sans les citoyens, Mille et une nuits.

Marie-Christine Blandin : « Un système qui repose sur les conflits d’intérêts »

« Malgré les soupçons qui pèsent aujourd’hui sur les autorités sanitaires, leur émergence dans les années 1990 a marqué la séparation entre expertise et décision , rappelle Marie-Christine Blandin, sénatrice Europe Écologie-Les Verts. Mais notre système favorise les liens incestueux. On appauvri la recherche publique, qui est obligée de recourir à des fonds privés, si bien que ce sont les mêmes « experts » qui travaillent sur une molécule et qui vont la juger en vue de sa commercialisation. » Le travail ­républicain face à cela serait, selon elle, d’élaborer des protocoles de transparence et de favoriser la publication d’avis contradictoires. « Il y a le Mediator mais aussi les éthers de glycol, l’aspartame, les amalgames dentaires… Garantir une expertise indépendante faisait partie des engagements du Grenelle de l’environnement. Où en est-on ? »

www.mariechristineblandin.fr

André Cicolella : « 95 % des études échappent aux experts »

« Le problème, ce n’est pas tant les agences que la mise en œuvre du principe de précaution , s’agace André Cicollela, chimiste toxicologue et cofondateur du Réseau environnement santé. En France, tant qu’on n’a pas de certitude, on continue à commercialiser. Les politiques ont décidé de retirer le Bisphénol A des biberons, mais les femmes enceintes restent exposées à cette substance par d’autres produits. Quelle place donne-t-on à la science ? Les agences s’appuient sur 5 % de la littérature scientifique. »

http://reseau-environnement-sante.fr

Bruno Toussaint : « Les agences sont trop au service des firmes »

Pour Bruno Toussaint, rédacteur en chef de la revue Prescrire, « les agences sont trop souvent au service des firmes plutôt que des patients. Les firmes remplissent le vide laissé par les pouvoirs publics. Elles suivent toutes les mêmes mécanismes qui consistent à masquer les effets indésirables et les échecs des médicaments. Prescrire ne déniche aucune information secrète. Ses équipes examinent les données publiques et tentent d’évaluer si les effets indésirables d’un produit sont acceptables au regard de son efficacité. Problème : quand l’Afssaps a fini par réclamer par exemple le retrait d’un produit comme le Ketum (pommade anti-inflammatoire), elle a ensuite été contrée par le Conseil d’État, qui a donné raison à la firme en prenant en compte l’argument économique. Et l’Agence européenne du médicament a choisi de ne pas le retirer. »

Rony Brauman : « Établir une évaluation ­clinique indépendante »

« L’omniprésence de l’industrie pharmaceutique à tous les stades de la décision est un fait. Elle n’est que la conséquence du retrait des pouvoirs publics de ce champ , affirme Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, dans sa postface à l’ouvrage d’Irène Franchon, Mediator, 150 mg. Résultat : ce sont les producteurs eux-mêmes qui évaluent leur production. » Selon lui, les essais cliniques font l’objet de « manipulations systématiques » . Conclusion : « D’autres accidents sont à prévoir si l’urgence d’une évaluation clinique indépendante n’est pas ­considérée. »

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