Des patrons sous la blouse blanche

La médecine du travail va-t-elle passer sous le contrôle du patronat ? Un projet de réforme présenté à l’Assemblée nationale remet en cause son indépendance.

Thierry Brun  • 3 février 2011 abonné·es
Des patrons sous la blouse blanche

Les médecins du travail jouent un rôle crucial pour prévenir la souffrance, qu’elle soit psychique ou physique, et alerter sur la santé des salariés. Cela pourrait bien changer si la proposition de loi « relative à l’organisation de la médecine du travail », adoptée le 27 janvier au Sénat, est confirmée par les députés. 6 500 médecins du travail assurent le suivi de 16 millions de salariés du privé. Soit un médecin pour 2 500 salariés en moyenne. Le Medef souhaite depuis longtemps une réorganisation de ces services de santé au travail (SST), qu’ils soient commun à plusieurs entreprise ou spécifiques à une société, à partir de 2 200 salariés. Le patronat a essuyé un premier échec lors de l’adoption de la réforme des retraites l’année dernière. Un amendement contenant l’ensemble des articles de l’actuelle proposition de loi avait été ajouté en catimini dans cette réforme, mais il a été censuré par le Conseil constitutionnel en novembre. Qu’à cela ne tienne, les sénateurs de l’Union centriste ont à nouveau déposé le projet de loi, qui est désormais entre les mains de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale.

Dans le texte initial, la présidence des SST était confiée aux seuls représentants des employeurs, qui se trouvaient ainsi dans une position prépondérante par rapport aux représentants du personnel. Car un médecin du travail est censé être le « conseiller » de l’employeur en matière de prévention, comme celui des salariés et des syndicats. Une telle gestion aurait permis « que les pratiques indélicates, voire frauduleuses de certains mouvements patronaux [puissent] continuer » , comme la dissimulation de maladies professionnelles, alerte une note présentée par un collectif réunissant partis politiques de gauche et organisations syndicales pour la défense de la médecine du travail. Le médecin perdait son indépendance : « Il deviendra de fait le gestionnaire des risques, il établira des priorités selon un budget fixé par l’employeur. L’employeur se déchargera ainsi des obligations de santé qui lui reviennent » , ont estimé l’Union syndicale Solidaires et l’association Santé et médecine du travail. « Un médecin ne peut être dans une position d’aide à l’employeur et jouer un rôle d’alerte sur la santé des travailleurs. C’est incompatible ! » , souligne Mireille Chevalier, secrétaire générale du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST).

Tenant compte de ces critiques, les sénateurs ont adopté de justesse, malgré l’opposition de l’UMP, un amendement modifiant ce dispositif : la présidence sera tournante entre salariés et employeurs. Mais les « avancées obtenues » durant la discussion au Sénat, notamment en faveur d’ « un véritable paritarisme » , n’ont pas convaincu les groupes socialiste et communiste, qui se sont abstenus lors du vote final, souhaitant « un texte plus consensuel » au cours des navettes parlementaires.

D’autres points du projet de réforme sont contestés mais n’ont pas été modifiés. L’un d’eux porte sur l’élargissement des missions de la médecine du travail par la mise en place d’équipes pluridisciplinaires (ergonomes, psychologues, toxicologues) et le recrutement de médecins dans les hôpitaux pour pallier la baisse des effectifs. Cet élargissement se ferait sans la protection légale et l’indépendance statutaire des médecins, note la CFE-CGC. « Cette loi ne règle pas le problème de la pénurie des médecins du travail. La ­pluri­disciplinarité ne change rien. On ne peut remplacer un médecin par autre chose qu’un médecin » , souligne Mireille Chevalier.

De leur côté, syndicats et associations sont restés prudents sur les quelques avancées. Le texte modifié a été adopté contre l’avis du gouvernement, de l’UMP et… du Medef. « Pour le Medef, il s’agit d’empêcher les médecins du travail d’avoir une action d’alerte sur la santé des travailleurs. Il veut aussi rendre inopérants ces services pour les utiliser à d’autres fins : aider les employeurs à prévenir les attaques en justice » , pointe Mireille Chevalier.
Le scandale de l’amiante, la multiplication des cancers professionnels et la reconnaissance du harcèlement organisationnel au sein d’entreprises sont passés par là. Coïncidence : en parallèle, le ministère du Travail, l’assurance-maladie et le patronat (encore lui) souhaitent limiter les possibilités de reconnaissance en maladies professionnelles des troubles musculo-squelettiques (TMS). Une modification des critères que contestent la CGT et la CFDT.

Cela fait trois ans que le Medef bataille pour faire voter une telle réforme de la médecine du travail. Trois ans de tractations, sans résultat, entre les représentants de l’État, les syndicats et le patronat pour, notamment, mettre en place un système de prévention imposé par la réglementation européenne. En 2008 et en 2009, « huit réunions nationales entre huit syndicats et le Medef n’ont abouti à rien. Le Medef voulait supprimer les médecins spécialisés, espacer les visites tous les quatre ans, prendre le contrôle des SST » , rappelle Gérard Filoche, inspecteur du travail qui combat la réforme. Le Medef a presque réussi, avec l’aide de la majorité présidentielle.

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