« Dino Egger », d’Éric Chevillard : L’homme qui n’existait pas

Dans Dino Egger, Éric Chevillard interroge avec malice le genre de la biographie.

Christophe Kantcheff  • 3 février 2011 abonné·es

Souvent, les bonnes idées consistent à renverser les évidences, comme on retourne un gant. Il en est ainsi de celle dont l’énoncé résume le nouveau roman d’Éric Chevillard : Dino Egger est la biographie d’un homme… qui n’a jamais existé ! Mais il faut se méfier des bonnes idées. Celle-ci ne risquait-elle pas de déboucher sur un « livre concept », se réduisant, précisément, à sa bonne idée initiale, mais n’en décollant pas, et même s’y exténuant ? Piège évité. C’est qu’il fallait du ­souffle ! D’autant que ce Dino Egger, qui n’est personne, n’est pas n’importe qui. Un grand homme. Mieux encore, un être dont la non-existence est un scandale tant il aurait changé la face du monde si, de ce monde, il avait été. Alors, bien sûr, il est impossible de l’imaginer dans des situations médiocres, au long d’un quotidien grisâtre. Inversement, son biographe se nomme Albert ­Moindre. Un petit monsieur sans dons qui maltraite ses méninges pour donner vie à son héros-toujours-plus.

Mais comment raconter une existence qui n’a pas été ? Là opère la maestria d’Éric Chevillard. Car tout se passe d’abord dans la langue, dans le déploiement de ses possibilités, de ses richesses. Le roman avance à coups de suppositions (« Dino Egger aurait pu être ceci… »), de dénégations («il n’aurait pu être cela… ») et de multiples figures de style, que l’usage du conditionnel ou du subjonctif vient brillamment entretenir. L’écriture d’Éric Chevillard est un spectacle. Pas tant parce qu’elle en mettrait plein la vue que par sa haute précision et sa faculté à enclencher l’imaginaire du lecteur, à lui faire perdre le sens du rationnel, tout en ne cessant de lui procurer un rire intérieur. Parce qu’il y a toujours un double fond chez Chevillard, sinon un ­triple, un quadruple…

« Pourquoi y eut-il rien plutôt que Dino Egger ? » Même si cette question fait mal (surtout à Albert Moindre), elle était inévitable. Ainsi, le roman taquine la métaphysique, comme le pêcheur le poisson. Avec des clins d’œil appuyés vers des personnages célèbres qu’on a longtemps attendus, et qu’on attend toujours, tels le Messie, Godot, etc.

La biographie est un genre problématique. C’est aussi ce que rappelle à sa manière Éric Chevillard, qui, de livre en livre, distille des points de vue critiques, plus ou moins explicites, sur le monde des lettres ou la littérature –  Démolir Nisard (Minuit, 2006) est ainsi l’un des livres les plus incisifs contre une certaine critique, démagogique, présomptueuse et conservatrice. Ici, ce ne sont pas les biographes plagiaires qui sont dans le collimateur (bien que d’actualité !), mais la propension à recourir aux clichés, psychologiques notamment, pour expliquer le parcours d’une personne. Albert Moindre se montre généreux en la matière envers Dino Egger, ne reculant devant aucune ficelle pseudo-romantique pour figurer son génie.

En outre, l’identification du biographe à son héros semble peser comme une quasi-fatalité. Conséquence : plus le second est grand et singulier, plus le premier s’en trouve valorisé. Pas étonnant qu’Albert Moindre ait choisi de raconter la vie de Dino Egger, le plus extraordinaire, et pour cause, des hommes. Mais rien n’est simple entre la créature et son créateur, et la rivalité affleure, source de danger.

Simultanément, Éric Chevillard fait paraître le 3e tome des pensées qu’il dépose, au nombre de trois chaque jour, sur son blog, l’Autofictif. Le livre s’intitule l’Autofictif père et fils . C’est un bonheur d’humour. On peut y lire ceci sur le genre biographique : « Il se mord les doigts d’avoir consacré cette biographie à Pierre Petitpierre qui depuis lui adresse chaque soir un compte rendu circonstancié de sa journée en vue de la suite » .

Culture
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