Egypte / Tunisie : « L’alternative dictature ou islamisme est enterrée »

En dépit des différences, la contestation égyptienne a emprunté le même chemin que la révolution tunisienne. Au Caire, avant même la chute de Moubarak, la montée vers le pouvoir des Frères musulmans semblait inéluctable. La Tunisie est engagée dans une transition qui doit conduire à des élections démocratiques.

Denis Sieffert  • 3 février 2011 abonné·es
Egypte / Tunisie : « L’alternative dictature ou islamisme est enterrée »
© Jean-Pierre Filiu publiera le mois prochain la Véritable Histoire d’Al-Qaïda aux éditions Pluriel. Photo : Abed / AFP

Jean-Pierre Filiu, spécialiste du monde arabe, enseignant à l’université de Columbia, analyse les révolutions tunisienne et égyptienne.

Politis : Entre dictatures et islamistes, existe-t-il en Tunisie comme en Égypte une troisième voie ?

Jean-Pierre Filiu : La révolution tunisienne et la vague de fond égyptienne devraient enfin enterrer l’alternative dictature/islamisme que tous les régimes en place mettent en avant pour justifier leur hégémonie et dissuader la moindre critique extérieure. Ce sont les pouvoirs autoritaires qui aujourd’hui encouragent l’islamisation de la société par les salafistes, en vue de garantir leur stabilité intérieure. En revanche, ce sont une armée républicaine et un syndicalisme laïc qui ont permis la transition tunisienne, et c’est une fonction publique honnête, patriote et compétente qui en garantit l’avenir. Tous ces acteurs sont souvent musulmans et pratiquants, mais l’islam n’a pas pesé dans leurs choix de ces dernières semaines.

Les islamistes, dans ces deux pays, peuvent-ils se soumettre réellement aux règles de la démocratie, à la manière turque ?

Les islamistes d’Ennahda en Tunisie et les Frères musulmans en Égypte ont été pris de court par la contestation populaire, qui échappe à leurs schémas d’interprétation. Au slogan fétiche des Frères musulmans, « L’islam est la solution », des manifestants égyptiens ont préféré « La Tunisie est la solution ». Les islamistes tunisiens, légalisés après deux décennies de répression, savent qu’ils sont minoritaires, ce qui ne peut que les encourager à la modération. Cette prudence est aussi de mise chez les Frères musulmans égyptiens, de loin le premier parti du pays, qui préfèrent s’en remettre à l’opposant laïc Mohamed al-Baradeï pour négocier une éventuelle transition. Ces mouvements islamistes sont traversés par des courants divers, où les partisans d’une évolution à la turque ne ­peuvent qu’être renforcés par un processus pacifique.

Quel rôle joue Obama ?

Barack Obama avait salué le « courage » du peuple tunisien, et les fuites de WikiLeaks ont révélé comment les diplomates américains discutaient âprement des droits de l’homme avec les responsables égyptiens. Mais tout cela risque d’apparaître comme trop peu et trop tard. Baradeï, pourtant pro-américain, a sommé les États-Unis d’obtenir le départ rapide de Moubarak, sous peine de compromettre leur influence dans la région. Mais Obama demeure bien plus clairvoyant et respectable que son prédécesseur, qui, à l’unisson des néoconservateurs, justifiait l’invasion de l’Irak en la présentant comme une contribution à la « démocratisation » du monde arabe.

Quels autres pays arabes peuvent être fragilisés ?

La révolution tunisienne a brisé un tabou historique, et Mouammar Kadhafi, initialement menaçant à l’encontre du nouveau pouvoir, se ­montre aujourd’hui bien plus conciliant, car il a senti le renversement général du rapport de force. Tout dépend de l’issue de la crise égyptienne : si le régime Moubarak parvient, au prix de concessions plus ou moins importantes, à surmonter l’épreuve, alors le parti de l’ordre, même affaibli, reprendra l’initiative dans le monde arabe ; si au contraire l’Égypte bascule, l’énormité d’un tel événement générera une onde de choc qui, à un titre ou à un autre, n’épargnera aucun pays. La tentation reste forte pour tous ces dirigeants de discréditer l’opposition en organisant les désordres ou les pillages, sur le thème « moi ou le chaos ».

Quels effets ces « révolutions » peuvent-elles avoir sur le conflit israélo-palestinien ?

L’ensemble des régimes arabes profitent du statu quo avec Israël, soit qu’ils retirent des bénéfices de la paix signée sous l’égide des États-Unis, comme en Égypte et en Jordanie, soit qu’ils justifient leurs appareils répressifs par la permanence de l’état de guerre. Le bouleversement en cours va naturellement affecter les relations israélo-arabes, car des gouvernements comptables devant leur peuple risquent d’être beaucoup plus exigeants que des dictatures somme toute accommodantes. Mais il est encore trop tôt pour se prononcer à ce sujet.

Publié dans le dossier
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