Mustapha Ben Jaafar : « Il ne faut pas que la continuité prenne le pas sur la rupture »

Fervent démocrate, opposant historique à Bourguiba puis à Ben Ali, Mustapha Ben Jaafar évoque les ratés de la transition tunisienne et milite pour la sauvegarde de la révolution.

Vincent Geisser  • 24 février 2011 abonné·es
Mustapha Ben Jaafar : « Il ne faut pas que la continuité prenne le pas sur la rupture »
© Photo : belaid / AFP

Mustapha Ben Jaafar est considéré, à 71 ans, comme le « sage » de la politique tunisienne. Militant de l’indépendance dès son plus jeune âge, il défie Bourguiba en 1978 en créant, avec Ahmed Mestiri, le premier parti d’opposition indépendant et en participant à la première Ligue des droits de l’homme dans le monde arabe. En 1994, il fonde le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL). Ministre éphémère du premier gouvernement de « transition démocratique » (17 au 27 janvier 2011), il explique ici au politologue Vincent Geisser* les raisons de sa démission et ses inquiétudes face au risque de retour des « vieux démons ».

Politis :
Considérez-vous que la transition démocratique soit désormais amorcée en Tunisie ?

Mustapha Ben Jaafar :

Non, je ne le pense pas. Le gouvernement de transition fonctionne sans aucun contre-pouvoir et garde-fou démocratique. Il s’appuie sur deux chambres parlementaires qui constituent de véritables coquilles vides, dont les membres ont été désignés par Ben Ali lui-même. Dès le départ, le gouvernement a été incapable d’envoyer au peuple tunisien un message clair de rupture avec le « système Ben Ali ». Alors que les Tunisiens attendent très majoritairement une rupture avec le passé dictatorial, le gouvernement transitoire se livre à une politique de cafouillages et de tripatouillages qui l’expose en permanence à une crise de confiance. L’exemple le plus illustratif de cette ambivalence est la nomination de vingt-quatre gouverneurs (préfets), dont l’écrasante majorité appartiennent à l’ancien parti de Ben Ali (RCD).

La méthode utilisée par ce gouvernement de transition ne traduit pas une réelle volonté de changement. C’est la technique du « goutte-à-goutte », qui consiste pour les anciens caciques du régime Ben Ali à gagner du temps pour se reconstruire. La continuité prend le pas sur la rupture. Si l’on prend les trois piliers du « système Ben Ali », à savoir le parti, l’appareil sécuritaire et les médias, on s’aperçoit que les changements sont très aléatoires.

L’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) a joué un rôle central dans la révolution démocratique. Est-elle susceptible d’être
ce contre-pouvoir au gouvernement actuel ?

Sous le système de parti unique de Bourguiba, comme sous le pluralisme de façade de Ben Ali, l’UGTT a toujours joué un rôle de contre-pouvoir. Elle a toujours été poussée, malgré elle, à remplir un rôle politique qui ne lui revient pas normalement, car sa vocation est d’abord syndicale. Aujourd’hui, après la fuite de Ben Ali, elle reste la seule organisation structurée du pays et représente un peu sa colonne vertébrale. Il est vrai qu’elle a joué un rôle d’encadrement notable pendant la révolution : sa logistique, son implantation territoriale et ses cadres ont permis à cette révolution de survivre à la répression et ont évité des dérapages qui auraient pu conduire le pays au chaos. De ce point de vue, je crois que l’UGTT va continuer à jouer le rôle de force de stabilisation.

C’est pour cela que nous, les démocrates, nous avons toujours tenu à dialoguer avec l’UGTT, parce que nous considérons que c’est l’un des acteurs centraux du processus démocratique. Nous tenons à ce que l’UGTT soit pleinement partie prenante du Conseil national pour la sauvegarde de la révolution que nous sommes en train de mettre en place. Ce conseil comprend également d’autres organisations, telles que l’Ordre des avocats, la Ligue des droits de l’homme et les partis politiques indépendants comme le nôtre, le Forum démocratique pour le travail et les libertés, qui résistaient déjà sous Ben Ali.

L’armée tunisienne, dont on sait aujourd’hui qu’elle a contribué au départ de Ben Ali, a-t-elle des ambitions politiques ?
L’armée tunisienne a été incontestablement la gardienne du régime républicain. Elle a eu une attitude exemplaire et nous espérons que cela continuera face aux tentatives de pourrissement menées par des membres de l’ancien régime de Ben Ali. En tout cas, je ne pense pas que l’armée cherche à jouer véritablement un rôle politique dans les prochains mois. Si elle l’avait voulu, elle l’aurait déjà fait comme en Égypte, par exemple. Je ne suis pas dans la tête de Rachid Amar [le chef d’état-major des armées tunisiennes], mais son comportement a été jusqu’à présent exemplaire et républicain.

Quelle est votre position
par rapport aux islamistes d’Ennahdha (Renaissance)
de Rached Ghannouchi ?

C’est un parti dont on ne peut ignorer l’existence. Après avoir été victime d’une répression sauvage, il me paraît tout à fait normal que le parti Ennahdha reprenne sa place dans la vie politique tunisienne. Je ne suis pas devin, mais les expériences de dialogue que nous avons eu avec ce parti islamiste au sein du Mouvement du 18 octobre [coalition d’opposants anti-Ben Ali] nous ont plutôt rassurés.

Nous avons même signé des textes communs avec eux sur la préservation de l’égalité hommes/femmes, le pluralisme politique et les acquis démocratiques. À moins de leur faire un procès d’intention en les assimilant à Ben Laden, on n’a pas le droit de les écarter de la vie politique tunisienne, d’autant plus que notre parti, le FDTL, a toujours milité pour une société citoyenne. À partir du moment où les islamistes d’Ennahdha acceptent le principe d’alternance politique et celui de la séparation du religieux et du politique, il n’y a aucune raison de les exclure.

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