Orange, couleur du désespoir

Avec « Orange amère », Patricia Bodet et Bernard Debord reviennent sur le management brutal de France Télécom. Et les suicides de salariés de l’entreprise.

Jean-Claude Renard  • 3 février 2011 abonné·es

C’est le point de départ du documentaire : le 28 septembre 2009, à 8 h 45, Jean-Paul Rouanet sautait du viaduc de l’autoroute A41, en Haute-Savoie. Cent mètres dans le vide. Tout près de son lieu de travail. Il était salarié de France Télécom depuis trente ans, récemment muté. Sur le siège passager, il laisse une lettre soulignant « la pression continuelle, la difficulté d’adaptation » au poste de conseiller commercial et, surtout, « la peur de ne pas y arriver » pour cet ancien technicien. Jean-Paul Rouanet fait partie d’une longue liste d’employés d’Orange isolés, écrasés, broyés par les contraintes de rentabilité.

Ce film remarquable de Patricia Bodet et Bernard Debord, avec la collaboration éditoriale d’Ivan du Roy [^2], s’inscrit dans la lignée des documentaires de Jean-Robert Viallet, la Mise à mort du travail (2009), et de Bernard Nicolas, France Télécom, malade à en mourir (2010), remettant en cause l’organisation et les conditions de travail, les méthodes de management propres à la maison Orange. Et pour rendre compte d’un travail qui mène parfois au suicide, les réalisateurs sont entrés au cœur de la machine, là où il était possible de filmer, d’interviewer, du siège de l’entreprise aux centres d’appels. Du patron, Stéphane Richard, aux employés de la plateforme des Glaisins, près d’Annecy (là où travaillait Jean-Paul Rouanet), et de l’Isle-d’Abeau, en Isère. Là où s’active une fourmilière de conseillers commerciaux, chamboulés dans leurs fonctions au gré des restructurations (leitmotiv de la maison). Des employés soumis à la culture du résultat, aux exigences financières des actionnaires. Au cœur du système libéral.

Une soumission des employés qui remet loin pour ce fleuron du service public. De fait, les réalisateurs élargissent le champ, reviennent sur la privatisation en 1997, sur le rôle de Didier Lombard, instaurant en 2005 une machine infernale au nom d’un plan d’économie baptisé « Next » et dont l’objectif est de sucrer 22 000 postes. Un plan qui exclut, supprime, écarte, mute, modifie les postes, nie les individus, avec des ressources humaines orchestrant la mobilité contrainte. On anéantit, de la base au sommet. Un rouleau compresseur. De quoi voir augmenter « tous les symptômes anxio-mentaux » , observe Monique Fraysse, médecin du travail en région Rhône-Alpes.

À Didier Lombard, directeur général, déplorant « cette mode du suicide » , a succédé en mars 2010 Stéphane Richard, en provenance du cabinet de Christine Lagarde, bardé de promesses, avec l’idée que « le passage à l’acte est celui de personnes fragiles » et comptant répondre par « un nouveau contrat social » . À vrai dire, la volonté rousseauiste ne change pas les méthodes. Telle est l’observation des réalisateurs, derrière la caméra dans cette année 2010, recueillant d’une part les propos d’un patron calé dans le déni, regrettant « le manque de confiance » au sein de l’entreprise, multipliant d’autre part les scènes dans les centres d’appels dominés par le stress des objectifs imposés qui foutent « la boule au ventre » , avec un personnel toujours arc-bouté sur la besogne, nanti de deux fonctions : appeler et vendre. Productivité et rentabilité. Un personnel sous pression constante, lui-même sous écoute parfois et ainsi fliqué (ce qui double la pression), qu’on régale cyniquement d’une pause goûter, entre crêpes et gaufres, à qui l’on propose des cours de relaxation, qu’on harcèle dans le sourire et s’amuse à motiver en faisant tourner une roue comme une loterie pour gagner un piètre appareil électroménager, à côté de services de ressources humaines agissant en effrayants automates. C’est ça, le changement annoncé par la direction : une gaufre et un pèse-personne.

À l’image, forcément, pas d’humiliation. Mais un mal-être évident, une angoisse diffuse, quelque chose qui passe mal, comme une orange trop amère. En décembre dernier [^3], l’Observatoire du stress et des mobilités forcées rendait un bilan annuel : « Au 9 décembre, il y a eu 25 suicides et 15 tentatives depuis le début de l’année 2010 dans le groupe France Télécom-Orange. » Soit sept de plus qu’en 2009. À ce taux, Orange est leader sur le marché.

[^2]: Journaliste à Politis, auteur d’Orange stressé. Le management par le stress à France Télécom, La Découverte, 252 p., 15 euros.

[^3]: Voir l’article de Thierry Brun, Politis n° 1131, p. 9.

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