Sans-voix de tous les pays, exprimez-vous !

Le réseau de précaires No Vox est allé à la rencontre des habitants des quartiers populaires, des paysans et des collectifs de femmes pour les aider à organiser leurs luttes.

Ivan du Roy  • 17 février 2011 abonné·es

«Le poste de santé, c’est là… » La main indique un étang marécageux qui recouvre le dispensaire. Autour, des maisons se sont effondrées, d’autres sont envahies par la boue. La mosquée voisine est menacée. Bienvenue à Médina Gounass, un quartier pauvre de Guédiawaye, une banlieue de Dakar où, aux problèmes d’eau potable, de coupures de courant et d’infrastructures routières déliquescentes, s’ajoutent des inondations chroniques. La rue principale, devant la petite mairie d’arrondissement, est transformée en cloaque permanent. En guise de passages piétons, des gués faits de pneus et de pierres que les habitants enjambent d’un pas alerte. Des pompes attendent le retour de la saison des pluies, en juin, synonyme de cauchemar pour les 50 000 habitants de cette banlieue qui voit ses ruelles se transformer en rivière de boue. Un cauchemar qui se répète depuis trente ans et apporte son lot de maladies à cause des eaux stagnantes. Paludisme, parasitoses intestinales, infections respiratoires ou dysenterie y sont plus fréquents qu’ailleurs.

En cause : l’urbanisation sauvage liée à l’exode rural et des infrastructures qui n’ont pas suivi. Pas d’égouts, pas de canalisations, même pas de caniveaux ou de fossés d’écoulement. Les habitants creusent de simples trous dans le sol pour évacuer les eaux usées. Plusieurs milliers de personnes ont été « déguerpies » – déplacées – vers une banlieue plus lointaine. Nombre de maisons sont marquées d’une croix rouge, signe d’une future expropriation. Mais Cheikh Dieye, le maire adjoint, ne souhaite pas quitter son quartier. Et semble faire ce qu’il peut. « Nous sommes une des communes les plus pauvres du Sénégal, soupire-t-il. Et installer des canalisations, ce sont des investissements lourds. » Il attend toujours que l’État lui communique la date du début des travaux, mais le palais présidentiel avec ses couloirs dorés, à une dizaine de kilomètres de là, est bien éloigné de cette triste réalité. Abdoulaye Wade, le chef de l’État, n’avait-il pas déclaré en juin dernier avoir éradiqué la pauvreté « par un simple geste, une volonté politique »  ?

À la différence du chef de l’État sénégalais, des participants du Forum social mondial (FSM) sont venus à la rencontre de ces banlieusards. Non loin du quartier inondé, plusieurs assemblées ont réuni habitants des quartiers populaires de Guédiawaye, petits paysans maliens, collectifs de femmes de toute l’Afrique de l’Ouest et militants des No Vox, les sans-voix. Ce réseau international de précaires et de pauvres s’est monté en 2002 pour que les acteurs des luttes concrètes, au Nord comme au Sud, soient mieux représentés au sein des forums sociaux, dont les pointus séminaires sont souvent monopolisés par les experts des grandes ONG ou les militants professionnels. Et pour se rendre à l’université, où se déroule le FSM, il faut dépenser l’équivalent de deux bidons d’eau de 10 litres. Une ressource rare quand l’eau potable, censée être distribuée par une filiale du groupe Bouygues, fait défaut.

« Pensez-vous qu’une association d’inondés a les moyens de s’inscrire au forum ? » , interpelle Sidiki Daff, enseignant dans un lycée de Guédiawaye et membre du Centre de recherche populaire pour l’action citoyenne (Cerpac). « L’autre monde, on veut le construire avec ceux qui souffrent. Ici, les gens s’expriment avec leur langage, leur imaginaire. Parler de crise financière ou de crise globale, c’est une abstraction pour eux, c’est un discours excluant. » À la tribune de la grande salle du centre culturel, les témoignages se succèdent. Là, des maraîchères luttent contre une expropriation liée à la spéculation foncière. Ici, on pointe les difficultés d’emprunt pour une coopérative de femmes. Ailleurs, c’est le coût de l’accès à l’eau qui entrave l’agriculture familiale, ou un village qui se bat contre la privatisation de sa nappe phréatique par une entreprise d’eau minérale. Des interprètes traduisent en wolof et en bambara.

« On ne peut pas demander à ces hommes et à ces femmes en lutte d’aller aussi vite dans l’analyse que les experts. Un paysan qui est exproprié de sa terre comprend parfaitement un citadin qui est expulsé de son logement. Mais il faut donner le temps à ces convergences, et obtenir des victoires concrètes » , explique la Française Annie Pourre, membre du réseau No Vox et d’Attac. Nous sommes effectivement bien loin des grands débats sur le futur sommet du G8, des abscons catalogues de slogans ou de la énième mobilisation « anti-impérialiste ». Ici, porter les luttes qui forgeront ­l’autre monde est affaire de survie quotidienne. Cela n’empêche pas de relier ces combats de tous les jours aux revendications plus globales. « Nos États vivent sous le poids de la dette. Si on ne permet pas à nos pays de mettre de l’argent dans le social, nos revendications ici resteront un vœu pieux. Il faut annuler la dette ! » , lance Solange Koné, une militante ivoirienne. La prise de conscience avance lentement mais sûrement. En attendant, les habitants de Guédiawaye se préparent à vivre une nouvelle saison les pieds dans l’eau. À moins que le vent de colère nord-africain ne traverse le Sahara pour souffler sur Dakar.

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