Voir pleuvoir

Thierry Illouz  • 24 février 2011 abonné·es

Peut-on parler de la pluie ? Peut-on en dire quelque chose, est-on autorisé à le faire ? Parce que j’aimerais parler d’un goût, parler d’un besoin, d’une attente, d’une consolation qui me vient de la pluie. Fouiller ce bonheur dérisoire de voir pleuvoir.
Le mot lui-même est un réconfort, un apaisement, rien de plus doux et sonore que ce mot qui transporte des images et des sensations, cette façon qu’ont trois voyelles de suivre cette étrange séquence d’un P et d’un L et ainsi, déjà, de faire entendre un clapotis, une suite de sons liquides, une averse.
Je suis né au soleil, un soleil de plomb que j’ai dû quitter à peine conscient et il serait presque trop simple, trop élémentaire de considérer le goût que j’ai pour la pluie comme un effet de cette perte première, avant-première, comme une vengeance. Nous ne sommes pas si clairs.

Tout ce que je sais, c’est que les matins de pluie calment en moi des angoisses, des craintes, des doutes, qu’ils sont des caresses dont je ne saurais me priver. C’est que vivre me pèse, me coûte, la pluie, elle, porte une abolition, une révolution secrète et insidieuse du paysage, une façon de faire céder la certitude des rues, l’image des lieux, de les faire briller, de les faire mollir.
Je cherche à me rapprocher de la sensation, l’intégrer, m’insinuer tout entier en elle pour la visiter de l’intérieur, la décrire, la comprendre, saisir précisément son mode de déclenchement.
Cette tristesse célèbre, cette mélancolie, ce chagrin que la pluie recèle et qui en fait une réprouvée, une indésirable, je les perçois mais justement je les désire. Comment désirer le chagrin ?
Peut-être y a-t-il au fond une chance, une tranquillité dans ces tourments, la pluie serait une façon d’atténuer, de déplacer l’endroit des douleurs, de donner aux doutes, aux tristesses, aux deuils une forme douce, une forme tranquille, une forme protectrice.
Le soleil m’inquiète, me plonge dans un état dépressif, un état fragile, le soleil me menace, me fait peur, il ravive peut-être ce que j’ignore de ma naissance, il est en soi un rappel d’exil, mais il est pour moi plus redoutable que ces seules évocations, plus périlleux. Même mon attirance pour les terres méditerranéennes s’accomplit contre l’obstacle de ce soleil terrible, au prix de ce soleil si j’ose dire.

Et puis aimer la pluie est aussi une sorte d’opposition, de résistance, de désaccord, aimer la pluie est une désobéissance et j’aime les désobéissances, c’est une position intenable puisque minoritaire, marginale, ce n’est pas la raison qui fonde mon goût, cet attrait de la marginalité, mais elle lui donne une épaisseur, elle l’entoure, l’inscrit en moi, l’autorise.
Je veux bien l’avis contraire, il me plaît, l’avis contraire, quand il invente un regard, une façon qui s’écarte juste du consensus, qui choisit autrement, qui prend d’autres chemins, qui ouvre d’autres voies.
La voie de la pluie qui s’est imposée à moi résume ces écarts salutaires, elle est une autre route.

Qu’il pleuve donc, qu’il pleuve, que l’eau lave, que l’eau emporte, qu’elle pleure, que ce mouvement qui rend le ciel palpable, qui rend le ciel tangible, plus proche, m’accompagne.

Je garde toujours l’image des villes sous la pluie, je l’attends de chaque voyage, c’est un privilège, voir les villes comme démaquillées par la pluie et néanmoins toutes vernies, flattées.

Venise qui s’abandonne docile à l’orage, à cette acqua alta chantée par les poètes et qui lui fait pourtant entrevoir le danger de sa perte. Madrid qui parfois décroche le poids de son soleil, de sa « porte du soleil », pour glisser dans l’empire aqueux des reflets, des néons clignotant soudain non plus au sommet des rues mais au miroir des trottoirs.

Londres qui fait de l’habitude des pluies un trésor de lumières sur la Tamise, emprisonné pour l’éternité dans les filets de Turner jusque sous les galeries feutrées de la Tate.

Et bien sûr Bruxelles, mon refuge, Bruxelles de mon cœur, ville des repos, des distances, mariée au ciel du nord, mariée aux pluies, aux grisailles, au scintillement luisant des pavés de la grand-place. Bruxelles où la pierre semble s’accommoder de ces pluies battantes comme si à mon instar elle en avait fait un choix et non une fatalité. Dans ce pays où un poète un jour a inventé des perles de pluies venues d’un pays où il ne pleut pas, il pleut pourtant.
Mon décor.

À ces photographies rassurantes de toutes les pluies j’ajoute celles qui souvent balaient ma ville, ma rue, mes mains et mon visage sous le flot. Bénis mes yeux. Bénies mes joues. Apaisé, à l’abri dans ces moments, l’abri de ce qui est défait, de ce qui se noie, sous le ciel imbu de son obscurité.

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