À contre-courant / La malédiction des schistes

Geneviève Azam  • 3 mars 2011 abonné·es

Après les États-Unis et le Canada, la France, la Pologne, l’Allemagne et le Royaume-Uni se trouvent dotés de nouvelles «richesses» : des gaz de schiste, convoitées par le groupe pétrolier Total ou encore le Texan Schuepbach Energy, associé à GDF Suez. Les zones concernées s’étendent sur plus de 10 000 km2 et contiendraient 10 à 20 fois la consommation annuelle de gaz en France, selon les estimations de Total. Du pétrole de schiste a été également découvert en région parisienne, alors que les puits conventionnels existants s’épuisent. Une double aubaine au moment où l’Agence internationale de l’énergie a de fait reconnu que le pic pétrolier a été atteint pour le pétrole conventionnel depuis 2006 ! Aubaine ou malédiction ? Ces gaz ou ces huiles, dispersés dans des roches, demandent des forages profonds, avec injection d’eau, de sable et de produits chimiques. Des comités ont fleuri rapidement dans les régions concernées pour souligner la catastrophe écologique et sociale qu’induirait l’exploitation de ce nouvel eldorado.
La réaction a été d’autant plus rapide que nous sommes instruits de la situation aux États-Unis, où l’extraction de ces gaz se traduit par la pollution des nappes phréatiques et une destruction des sols. Au nord du Canada, l’exploitation des sables bitumineux est considérée comme une catastrophe écologique et sociale par des mouvements sociaux alliés aux peuples indigènes. Au Québec, dans la vallée du Saint-Laurent, la lutte contre l’exploitation des gaz de schiste prend chaque jour de l’ampleur, d’autant qu’une étude a révélé que sur 31 puits inspectés, 19 présentaient des fuites importantes !

« Laissons le pétrole et les ressources sous terre », ce slogan promu par les peuples indigènes en Amérique latine, ou encore par la proposition de l’Équateur de ne pas extraire le pétrole gisant sous le parc Yasuni, a trouvé un écho international à Copenhague. Les mouvements sociaux des pays du Nord ont exprimé leur « solidarité » avec les populations refusant « l’extractivisme » à n’importe quel prix. Mais, notamment pour les Européens, qui héritent d’une histoire coloniale et néocoloniale qui perdure, l’extraction des ressources est encore essentiellement synonyme de spoliation et d’abus de domination de la part des pays du Nord. Les travaux de penseurs « à contre-courant », comme Eduardo Gudynas en Amérique latine, vont plus loin. Ils ne se contentent pas, en effet, d’analyser les effets des politiques extractivistes et les ravages d’une économie de rente, dans la tradition des analyses du développement. Ils mènent également une analyse critique des modèles néo-extractivistes menés par les gouvernements « progressistes », qui redistribuent la rente par des politiques sociales tout en reproduisant le modèle de développement précédent.

Pour ces raisons, la meilleure solidarité que nous puissions témoigner aux mouvements sociaux ou aux gouvernements qui tentent de trouver des voies de sortie est de refuser ici l’exploitation des gaz et pétroles de schiste et d’opposer des voies de transition concrètes aux illusions de « développement » qu’elle contient.

La course à l’extractivisme en Europe ouvre une brèche. Au-delà des destructions sociales et écologiques prévisibles sur les zones concernées, les résistances expriment le refus d’un modèle énergétique qui a pris naissance en Europe il y a deux siècles. Le refus aussi d’un modèle économique qui, au nom de la rationalité économique et du profit, a privatisé et gaspillé les biens communs, et celui d’un modèle social dans lequel l’exploitation des humains accompagne et prolonge celle de la nature. Que l’Europe soit aujourd’hui contrainte de saigner à grande échelle la terre chez elle, au mépris des populations, témoigne aussi d’un basculement du monde et de la crise du modèle économique et civilisationnel qu’elle a promu. Il en est de même pour toutes les luttes contre l’extractivisme, particulièrement virulentes dans les pays du Sud : elles rappellent que sans l’exploitation forcenée des « ressources » naturelles, le système se bloque.

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