Danse avec les gris

En une centaine d’images, la Maison européenne
de la photographie,
à Paris, présente
le parcours de Marc Trivier. Entre portraits, paysages et abattoirs.
Une œuvre magistrale.

Jean-Claude Renard  • 31 mars 2011 abonné·es

Le calcul est simple. Marc Trivier est né en 1960 (en Belgique). La majorité derrière lui, il se dit qu’il sera photographe. En 1981, à tout juste 21 ans donc, le voilà devant un André Masson méfiant devant l’objectif, puis William Burroughs, costardé, impassible. Dans les années qui suivent, il encastre Michel Leiris (1982), Samuel Beckett (1983), très chics dans leur costume, froids et réservés sur l’image, Philippe Soupault (1982) et Jean Dubuffet (1983), en coriace et retors, Andy Warhol (1982), recroquevillé, presque effrayé sur son fauteuil, boots en cuir au bout du jean, Cioran (1983), semblant menaçant, Thomas Bernhard (1983), dans l’élégance d’une banquette, jambes croisées, le regard intransigeant, dans l’encolure d’un commentaire vitriolé, Michel Foucault (1984), circonspect, une main sur une jambe, l’autre enveloppant son menton, Jean Genet (1985), sceptique sur son banc, John Cage (1988) et Pierre Klossowski (1988), tendus et nerveux, Louis-René des Forêts (1991), peu enclin à bavarder, Jean-Marie Straub (2007), une clope au bec et en peignoir, Mahmoud Darwich (2008), mal à l’aise, pas d’humeur à plaisanter.

Voilà une galerie de portraits saisis dans leur intérieur, sans artifice. Sans empathie ni complicité. Dépouillés, épurés. Nulle retouche, aucun recadrage. D’une personnalité à ­l’autre, toutes donnent l’impression de vouloir en finir avec l’exercice du photographe. Séance tenante !
La Maison européenne de la photographie, à Paris, présente ainsi plusieurs portraits d’artistes, d’écrivains et d’intellectuels croqués par Marc Trivier, dans une exposition retraçant son parcours (1980-2010).

Une centaine d’images en noir et blanc, au format carré, aux cadres en inox. Aux portraits s’ajoutent des fous furieux endimanchés (à Palerme, à Barcelone), aux trognes patibulaires, des paysages aux ­quatre saisons, des images de Ramallah, entre collines et pierres tombales, de Mostar, avec ses façades écrasées par le soleil, des arbres tortueux, noués, plantés dans un décor exsangue, des lupins, des natures mortes, une horloge au milieu de chandeliers et de pots en grès le long d’une étagère murale, et nombre d’images extirpées des abattoirs. Un cochon aveugle, des vaches encordées, la gueule voilée entre deux barreaux étirés comme un couloir de la mort, des bestiaux ­crevés, culbutés, des carcasses hideuses, suspendues aux crocs de boucher, la chair pantelante (ou ce qu’il en reste). Un massacre en noir et blanc calé dans la même épure.

Trivier tourne autour des gris, plus ou moins clairs, des blancs à peine cassés, des opacités, des sombres abrupts, des contrastes saillants, « captés dans l’épaisseur de la gélatine du négatif » , selon l’expression du photographe. Un point commun à ces images, sinon une cohérence : une espèce d’inquiétude sourde, pesante, une odeur de sapin, de vivants agonis, ou en passe de faillir, des fragrances de contrats d’obsèques, la succombe aux trousses. Quoique cette photographie n’ait rien d’un pacte avec la mort. Elle s’accorde surtout dans les formes visibles du temps (qui passe), les jeux de lumière à négocier, maîtriser, les sujets à densifier. Pour livrer des images qui dansent comme des lucioles dans un cimetière atone, fébriles en surface, crounies au fond du trou.

Culture
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