De la sidération à la révolte

Denis Sieffert  • 17 mars 2011 abonné·es

Vu et revu à la télévision, ce flot boueux qui emporte maisons, automobiles, bateaux et, on l’imagine, des milliers de corps devenus invisibles. À cet instant, nous comprenons à quel point nous entretenons avec la fatalité une relation difficile. Ce n’est pas tant que nous ne sachions que faire – le moment de la solidarité nous redonnera bientôt une place active, presque un « statut » devant l’indicible –, c’est surtout que nous mesurons notre impuissance face à la nature. Alors qu’une culture d’apprenti sorcier nous enseigne l’illusion de la toute-puissance. La fatalité, les Japonais semblent mieux que nous l’admettre. Est-ce le shintoïsme ou le bouddhisme, comme le suggère dans un bel article Philippe Pons, dans le Monde, ou bien est-ce le côtoiement d’une nature violente – à moins que, précisément, ces philosophies puisent leur origine dans une longue pratique des éléments hostiles –, toujours est-il qu’ils nous paraissent étonnamment calmes dans cette épreuve venue du fond de l’océan et que l’on ne peut imputer à personne. Mais si le fatalisme japonais nous semble admirable devant le séisme, il est une autre catastrophe qui devrait plutôt appeler leur colère. Il s’agit évidemment de la menace de fusion d’un ou plusieurs réacteurs nucléaires qui pèse, à l’heure où nous écrivons ces lignes, sur la centrale de Fukushima Daïchi. Face à elle, nous devons rompre avec notre état de sidération. Car il n’y a pas meilleur ou pire symbole que cette industrie atomique pour méditer notre rapport à la nature et sur ce sentiment de toute-puissance qui a envahi l’humanité depuis plus d’un siècle.

Que le débat soit relancé à partir d’un événement survenu au Japon, le pays qui a payé en 1945 le pire tribut à l’atome, ajoute évidemment à la force du symbole. Mais la France occupe aussi dans l’histoire du nucléaire une place particulière. Nulle part autant que chez nous les sources d’énergie n’ont à ce point été concentrées. L’atome produit aujourd’hui 80% de notre électricité, contre 35% au Japon. Ce qui rend le débat passionnel, et pour ainsi dire impossible. En France, le nucléaire ne s’est pas imposé comme une nécessité, mais comme une idéologie. Et, disons-le, comme un soubresaut de notre empire. Le nucléaire est d’emblée devenu, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, comme un motif de fierté en compensation de notre empire en voie de démantèlement. Comme l’avait fort bien démontré l’historienne américaine Gabrielle Hecht dans un ouvrage remarquable [^2], le nucléaire est rapidement devenu, dans l’esprit des dirigeants français de l’après-guerre, De Gaulle le premier, un « empire déterritorialisé » en remplacement du fameux empire « de Dunkerque à Tamanrasset » , cher au Général. Un empire technologique qui assurerait le « rayonnement de la France » partout dans le monde.

Le nucléaire a été pensé par nos politiques comme un nouvel instrument de domination coloniale. Quelque chose qui mêlerait au plus haut niveau d’ambition des objectifs scientifiques, économiques et géostratégiques. Le projet nucléaire s’est immédiatement confondu avec l’identité de la France. On sait combien ces sujets sont délicats. Le corollaire de cet acte de naissance on ne peut plus lourd, c’est l’absence totale de démocratie au moment des principales prises de décision qui, pourtant, allaient engager notre société pour des décennies. Une opacité qui n’a été possible que parce que les forces politiques de la France des Trente Glorieuses (1945-1975) en ont fait un objet de consensus. Il a fallu l’émergence de l’écologie politique, et le début d’une critique radicale des notions de progrès et de productivisme, pour que le nucléaire devienne au moins objet de débat. Un débat balbutié dans la société civile, mais toujours interdit dans la classe politique. Malgré les risques que l’accident de Fukushima Daïchi met en évidence, malgré les multiples inconnues qui entourent la question du traitement des déchets radioactifs, l’heure est au « toujours plus » .

Toujours plus puissant et concentrant toujours plus de risques, comme cet EPR, la centrale « de la troisième génération » , déjà en construction à Flamanville, en projet près de Dieppe, et en vente partout dans le monde où passe le VRP Sarkozy. Sans parler d’Iter, prévu pour 2020, en dépit de l’accumulation prévisible de déchets et du maniement à haut risque du tritium. Comme si l’industrie la plus dangereuse que l’homme ait jamais conçue était une fois pour toutes exemptée du principe de précaution. Reste évidemment à répondre à l’argument massue du lobby nucléaire : par quoi remplacer une industrie qui produit 80 % de notre électricité ? On pourrait objecter que nos voisins allemands, qui ne fabriquent que 23 % de leur électricité à partir du nucléaire ne s’éclairent pas pour autant à la bougie. Et qu’ils n’ont pas non plus adhéré à une philosophie de la décroissance ou de la « sobriété » , qui contient pourtant une partie de la solution. À l’heure où l’angoisse grandit à Tokyo, nous en sommes à nous interroger sur la maturité de notre démocratie, qui a besoin d’une catastrophe pour ouvrir un débat qui engage à tous points de vue, scientifique, politique, économique, culturel, l’avenir de la société française et de ces pays lointains et incertains auxquels nous vendons notre marchandise.

[^2]: Le Rayonnement de la France, La Découverte, 2004.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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