Frantz Fanon, toujours vivant

À l’occasion du cinquantenaire de la disparition de Frantz Fanon, des représentants de la Fondation Frantz-Fanon et de la Société Louise-Michel rappellent l’actualité de la pensée du psychiatre et essayiste.

Mireille Fanon-Mendès France  et  Omar Benderra  et  Olivier Besancenot  • 10 mars 2011 abonné·es

Le 6 décembre 1961, il y a cinquante ans, Frantz Fanon mourait d’une leucémie à l’hôpital Bethesda de Washington. Au cours de sa brève existence, ce militant de la liberté, psychiatre né en 1925 en Martinique et enterré en Algérie, a produit une œuvre fondatrice pour la compréhension du phénomène colonial et du racisme. Son analyse de l’aliénation et des mécanismes de domination idéologique reste d’une vibrante actualité dans un contexte d’exacerbation des luttes politiques tant en France que dans le monde. La concentration des richesses et l’élargissement de la pauvreté sont l’évidence de la mondialisation libérale. Au plan international, les indépendances africaines n’auront au fond pas grandement modifié la réalité d’un rapport hégémonique où les peuples du Sud sont toujours l’objet d’un regard occidental déformé par le mépris et la dévalorisation. La hiérarchie des races théorisée au XIXe siècle est encore vivace, même si elle s’exprime de manière biaisée, moins outrancière et plus pernicieuse.
Le discours de Dakar, prononcé en juillet 2007 à l’université Cheikh-Anta-Diop par le président Sarkozy, peut à cet égard servir de référence pour tenter de déchiffrer les fondements du néocolonialisme revisité. Les considérations insultantes sur la non-entrée dans l’histoire d’un homme africain mythifié, prisonnier de ses archaïsmes, proférées par le chef de l’État français, ne traduisent pas seulement l’étonnante ignorance du rédacteur du discours présidentiel. Elles marquent, consciemment ou non, l’intériorisation du discours colonial qui aujourd’hui se libère et s’écoute à tous les niveaux de l’État.

Dans ses écrits politiques Pour la révolution africaine , Fanon nous invitait déjà à décrypter les origines du racisme, qui « n’est qu’un élément d’un plus vaste ensemble : celui de l’oppression systématisée d’un peuple » . À méditer. En France, l’ethnicisation des conflits sociaux, et les justifications culturelles de l’exclusion des plus pauvres et des plus vulnérables sont les axes de propagande et de diversion martelés par les relais médiatiques et intellectuels de l’ordre dominant. Ce retour vers les bases de l’argumentaire de la domination et de l’exploitation est facilité par le creusement des inégalités et l’exclusion des plus pauvres. Ces catégories désignées à la vindicte se recrutent massivement dans les populations issues de l’immigration maghrébine et subsaharienne. La volonté de protéger ceux qui portent la responsabilité de la crise est le prétexte à toutes les manœuvres de diversion et de stigmatisation. La mise à l’index des « jeunes de banlieue » et la diabolisation de l’islam, qui, au prétexte d’une lutte sans merci contre le terrorisme, est présenté comme mettant l’ordre mondial en péril, sont les axes principaux d’une campagne permanente qui joue sur tous les registres de la peur, de la haine et de l’exclusion de l’autre. La proposition
– en août dernier – de déchéance de la nationalité française pour les criminels mettant en danger un représentant des forces de l’ordre est un élément révélateur de cette stratégie qui renvoie aux pages les plus sombres de notre histoire. La mécanique néocoloniale hier déployée outre-mer est aujourd’hui pleinement rapatriée sur le territoire de la République. La déconstruction de ce discours et l’appréhension de ses impacts, tant au plan individuel qu’à celui des luttes politiques pour l’égalité de droits et le droit inaliénable des peuples à disposer d’eux-mêmes, à disposer de leurs ressources naturelles et à choisir librement leur système politique, sont au cœur de la pensée de Frantz Fanon.

De Peau noire, masques blancs aux Damnés de la terre , Frantz Fanon, penseur et homme d’action, n’a cessé de décrypter les formes et les conséquences des structures idéologiques d’asservissement et d’assujettissement du colonialisme. Il a su formuler les aspirations profondes du combat des peuples du tiers monde qui se sont dressés contre un système capitaliste colonisateur, tout en faisant vivre un marxisme vivant, chaud et ouvert, s’affranchissant ainsi de ses avatars caricaturaux, glacés et bureaucratiques. Ce souffle lui a survécu au-delà des générations. L’analyse des pathologies sociales et politiques du racisme par Fanon est d’une étonnante actualité ; l’analyse politique, psychologique et sociale dépasse le contexte dans lequel elle a été élaborée, conservant une fraîcheur et une pertinence étonnantes. Ni apologie de la violence ni appel à la vengeance, la pensée de Fanon est l’exaltation de la liberté et de l’universalité des luttes pour la justice. Une complémentarité précieuse pour les enjeux d’aujourd’hui entre singularité et globalité. Occultée en France, l’œuvre de Fanon est en revanche très étudiée dans les universités américaines et dans le monde anglo-saxon. C’est pour contribuer à briser le mur de silence, balayer les clichés réducteurs ou mensongers et faire connaître une œuvre fondatrice du mouvement d’émancipation des peuples que la Fondation Frantz-Fanon et la Société Louise-Michel coorganisent une conférence le 16 mars autour de l’actualité de Frantz Fanon. Cette manifestation inaugure une série d’événements destinés à marquer, au long de l’année 2011, le cinquantième anniversaire de sa disparition.

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