Le notable en noir

Ezra Nahmad  • 24 mars 2011 abonné·es

L’édition papier du Monde daté des 13 et 14 mars publie une interview de Jean-Christophe Cambadélis intitulée « Les chamailleries des socialistes brouillent le message du PS » . Elle est accompagnée d’un portrait photographique du notable socialiste, signé Antoine Doyen. C’est de la photographie qu’il s’agit ici [^2], de cette représentation éminemment, c’est-à-dire supérieurement classique d’un homme en costume sombre vu de trois quarts, de cette silhouette veloutée d’une personnalité politique parisienne saisie dans la pénombre, mais au visage si clair et glabre, « posé » sur un col empesé et immaculé, avec un peu plus bas une main elle aussi diaphane et contrastant avec la tonalité foncée du portrait, toute napoléonienne et posée sur le pli de la veste, entre un ventre et une poitrine calamistrés et enflés à la fois.

De deux choses l’une, soit le portraitiste et son homme politique connaissent un tant soit peu la langue des signes, des signes imagés notamment, et ils ont bien calculé les détails de ce qui apparaît d’emblée comme un portrait officiel, soit ils avancent intuitivement en maniant des symboles dont ils ne maîtrisent pas les tenants et les aboutissants, avec simplement le désir de se plier à un certain air d’un temps maussade. De toutes les façons les signes sont là. Notamment la coiffure lisse elle aussi, pratiquement gominée, plus que chiraquienne. Il y a une quinzaine d’années, au milieu des années 1990, j’étais à Rome au cours d’une campagne électorale qui allait porter Silvio Berlusconi au pouvoir, en pleine fascisation de la mode et du costume, lorsque, dans les soirées mondaines et électorales des grandes villas sur les collines romaines, les hommes et les femmes en noir s’envoyaient toutes sortes de clins d’œil nostalgiques. J’étais frappé par le retour à la mode des coiffures masculines lisses et gominées, dont Berlusconi avait fait une sorte de panache, des lunettes noires, qui, associées aux costumes sombres, avaient un parfum de fascisme. La France aura donc tergiversé pendant quinze ans avec ces petits gestes de la mode, mais avec ce portrait d’une notabilité social-démocrate elle affiche « enfin » une version hautaine et aristocratique, plus viscontienne, de la même nostalgie du noir des années 1930 et 1940. Voilà pour la coiffure, qui ressemble à vrai dire à un postiche, tant elle est raide et plate.

Passons aux autres parties noires du portrait, notamment le fond. Il y a là un cadre ou une glace ténébreuse derrière la silhouette ; une porte à peine esquissée à l’arrière-plan, et un bureau. La composition est picturale et classique, un mélange de Poussin et d’Ingres, elle évoque donc la tradition picturale à la française et son autorité, mais sans la couleur et les plaisirs, c’est un enterrement de première classe des formes de la sublimité et de la vastité véhiculées par la grande peinture. Contre ce fond plombé, le visage lisse et amène, parfaitement éclairé, exprime une vague satisfaction teintée d’arrière-pensées méditatives, rien qui ne soit arrêté, comme il sied à la communication contemporaine, où pour ratisser large il faut afficher le plus grand vide. Mais, là aussi, dans ce visage, il y a des réminiscences picturales, un lissé chaud et ciré à la Georges de la Tour et une énergie empotée style Empire, pour désigner une chair assurément bien irriguée. La main, posée sur le ventre, est un tout petit quadrilatère, une boîte et une pince à la fois (ordre, rangement, prise), et comme dans la tradition picturale dix-neuviémiste un compromis entre la saisie et l’offrande. Mais ici aussi, ce sont des funérailles compassées de codes anciens, un souvenir manqué, une récupération photographique subliminale mais décidément trop ambiguë.

Au début de l’interview, Jean-Christophe Cambadélis déclare : « Il faut raison garder. Nous ne sommes pas dans un épisode préfasciste. » Cet ancien militant de la gauche révolutionnaire, et qui a fini par trouver une bonne place dans la « gauche » bourgeoise, ne se réfère pas à la photographie bien évidemment, mais sa phrase colle tellement bien à son portrait. Ce ne sont pas uniquement les chamailleries socialistes qui brouillent le message du PS, mais la bonne conscience bourgeoise de nombre de ses élus, et leur aveuglement dans l’usage des symboles visuels.

[^2]: Visible sur le site d’Antoine Doyen : http://antoinedoyen.photoshelter.com/gallery-list

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