L’impasse coloniale

Que son auteur le veuille ou non, le plan de réforme du Premier ministre a des effets politiques collatéraux. Il alimente notamment la fable d’un possible développement sous occupation.

Clémentine Cirillo-Allahsa  • 31 mars 2011 abonné·es

Dans un contexte d’impasse des négociations de paix et de quasi totale dépendance de l’Autorité palestinienne à ses bailleurs de fonds internationaux, le plan de réforme du Premier ministre, Salam Fayyad, dessine – bien qu’il s’en défende – certaines orientations politiques dont s’accommode mal la lutte nationale. Au sein des chambres de commerce et d’industrie (CCI), les griefs sont nombreux, et les discussions tournent court : sans stabilité politique, nul investissement n’est à espérer.

Les deux zones industrielles de Naplouse, regroupant agroalimentaire, ameublement et imprimerie, semblent avoir retrouvé un peu de leur dynamisme après un siège qui a détruit la structure économique de la ville. La plupart des entreprises ont diminué significativement le nombre de leurs employés, et l’activité commerciale a chuté de 60 % par rapport à 2000. « Sur les 360 entreprises parties s’installer ailleurs, seule une centaine est de retour. Quant au système bancaire, il ne nous aide pas à redresser le secteur, estime Nameer Khayyat, directeur de la CCI. Nous avons besoin d’un véritable plan pour l’industrie et l’emploi. » Mais, « sans continuité dans la production et la livraison, nos clients s’en vont voir ailleurs, et le marché s’effondre » , explique le jeune manager. Or, les échanges palestiniens restent tributaires d’autorisations israéliennes, et, pour Husam Hijawi, businessman de Naplouse, « c’est une variante de ce qui se passe à Gaza » .

« L’investissement du secteur privé représente 3 milliards de dollars, soit 40 % du PIB » , indique Maher Hamdan, directeur du Paltrade, le centre palestinien du commerce, avant de reconnaître que « ce dernier est actuellement hésitant en raison du manque de perspectives politiques et des signaux négatifs qu’Israël envoie régulièrement ». « Tant que nous ne contrôlerons pas nos frontières, rien n’est à espérer » , déclare Kazem Muaket, directeur de la CCI de Jéricho. Dans ce gouvernorat, où 80 % des terres et 85 % des ressources sont entre les mains d’Israël, le taux de chômage dépasse à peine 10 % en raison, non de l’activité économique nationale, mais du travail des journaliers palestiniens dans les colonies agricoles de la vallée du Jourdain. À Hébron, au sud du pays, il atteint 28 %. La ville est pourtant de loin la plus dynamique : tout s’y fabrique, produits laitiers ou chaises en plastique, coffres-forts et paquets de lessive. Mais le manque de technologies, lié à la fermeture du territoire, et les surcoûts de production nuisent à sa compétitivité.

Car « infrastructures, énergies et main-d’œuvre sont plus chères ici que dans les pays voisins, note Mutasen Al Natsheh, directeur de la CCI, qui regroupe plus de 5 000 membres. Pour des raisons de coût, nous ne pouvons pas être compétitifs avec Israël » , dont les produits manufacturés sont très présents sur les marchés. Coupée en trois par les colonies, la ville fait face à certaines difficultés d’accès : « Des investisseurs sont venus, se désole le directeur, mais lorsqu’ils ont constaté nos difficultés pour exporter, ils sont aussitôt repartis. » Autre obstacle au développement industriel, les lois du marché. En raison des accords commerciaux qui remontent aux accords d’Oslo et enchaînent la Palestine à ses échanges transfrontaliers avec Israël, mais aussi à cause de l’entrée massive de produits low cost qui, s’ils participent au boom commercial, concurrencent les produits locaux et condamnent des emplois.

« Nous avons besoin d’une régulation des importations étrangères qui menacent nos industries » , s’inquiète Mutasen Al Natsheh.
Malgré cela, les statistiques publiées par l’Autorité annoncent un PIB en augmentation de près de 8,5 % ces deux dernières années. Un chiffre dont Youssef Abdel Haaq, professeur en économie du développement, ne cesse de s’étonner : « De tels taux ne sont réalisés nulle part, excepté en Chine ! Et nous, nous arrivons à ces résultats sous occupation, et sans appareil de production ni échange ! » De fait, à ce jour, l’industrie et l’agriculture ne figurent pas sur la liste des priorités du plan de réforme, bien qu’elles représentent des clés de l’indépendance économique du pays. Aussi, « parler de boom est une exagération , commente Mustafa Barghouti, membre du Conseil législatif palestinien. Les petites améliorations sont davantage dues aux fonds extérieurs qu’à l’activité interne. Si le plan est annoncé comme visant à construire l’État, sans amélioration politique, il y a un risque élevé qu’Israël pousse les choses dans son sens » .

Car, en deçà de la vision économique, les motivations politiques, aux dires de Samir Abdullah, ancien ministre de la Planification, tiennent à la nouvelle stratégie mise en œuvre par l’Autorité : « Le temps va jouer en notre faveur, la solidarité à notre égard va s’accroître, et le rejet d’Israël par le monde se généraliser. » Un jeu de hasard qui ne convainc guère Youssef Abdel Haaq. « Le plan se fonde sur trois assomptions : en construisant une structure économique Salam Fayyad espère convaincre les États-Unis et Israël que la Palestine mérite un État indépendant. Et ses progrès doivent permettre aux gens d’être plus résistants face à l’occupation. Enfin, en attirant des investisseurs étrangers, le plan vise à en faire des partenaires contre la politique israélienne. » Or, sur le terrain, le tableau est tout autre. « Tout le monde sait que la souveraineté politique est entre les mains d’Israël. Donc, si Salam Fayyad prétend réaliser quoi que ce soit, il faudra qu’Israël l’approuve. Et ce qu’Israël approuve entre dans les plans d’Israël, non dans ceux des Palestiniens. »

Aussi, l’exemple de Ramallah et de ses riches investisseurs interroge. S’il est vrai qu’elle jouit d’un statut particulier du fait notamment de la présence de l’Autorité palestinienne et de nombres d’ONG, la ville est ce qu’elle était bien avant Salam Fayyad : une cité bourgeoise, un lieu de villégiature pour les Palestiniens vivant à l’étranger et qui, à l’occasion d’un fragile retour au calme, sont revenus au pays dépenser une partie de leur pécule, exhibant leurs avoirs sans retenue, ce qui semble aujourd’hui moins indécent que pendant l’Intifada.

L’engouement pour cette ville, encensée par les médias israéliens et du monde comme une réussite du plan de réforme, s’explique par des intérêts politiques. En France, la ­chambre de commerce franco-israélienne publie sur son site des articles ventant les étonnants progrès de l’économie palestinienne. Pour les diplomaties occidentales, c’est une façon de vendre la fable d’un possible développement sous occupation.
Car le plan de réforme vise aussi à réduire la dépendance de l’Autorité palestinienne aux fonds internationaux d’ici à 2013, mais, pour l’heure, elle dépend d’eux pour établir la plupart de ses projets fondamentaux.

Publié dans le dossier
FN : les racines du mal
Temps de lecture : 6 minutes