Portrait de Résistance

À travers une série d’entretiens, Pascal Convert revient sur la personnalité de Raymond Aubrac, voyageur immobile dans un passé tourmenté.

Jean-Claude Renard  • 10 mars 2011 abonné·es
Portrait de Résistance
© Raymond Aubrac, les années de guerre, jeudi 17 mars, deuxième partie de soirée, France 2 (1 h 42). À lire : Raymond Aubrac, résister, reconstruire, transmettre, éd. Seuil. Voir également Politis, n° 1107.

À 97 ans, il tire encore sur sa pipe. Il a fait sien un principe d’Hemingway : « Un homme, ça peut être détruit mais pas vaincu. » Et de revenir à l’album familial, aux photos défraîchies. Là se puisent les raisons d’être : dans l’enfance. Une enfance « normale et heureuse, dans une famille en bon état » . Un père commerçant en vêtements, une mère au rayon pour femmes. Basique. « Une petite famille dans une petite ville de province. » Dans ce qui demeure encore le début de siècle, le môme grandit dans les conséquences de l’affaire Dreyfus, au milieu de gens furieusement antisémites. Il lit Mein Kampf.

Admissible à Polytechnique, reçu à Centrale, installé rue Saint-Jacques dans une maison d’étudiants. À deux pas, boulevard Saint-Michel, s’agite « une bataille rangée physique » . On est en 1934. Il poursuit des études marxistes « dans le cadre de l’université ouvrière » . « J’ai avalé du Capital et du Lénine » , se rappelle le monsieur. En 1937, il est lauréat d’une bourse d’études à Harward. Un an plus tard, il est incorporé à l’École du génie de Versailles. Puis Strasbourg comme étape. Il y retrouve une jeune femme, déjà croisée, séduisante, militante communiste, entame une danse avec elle au cours d’un bal populaire. Prénom, Lucie : « Et puis, voyez-vous, ça a des conséquences qui peuvent durer soixante-sept ans, alors on ne peut pas se mettre à danser souvent ! »

Tombent la guerre et l’exode des Alsaciens vers le Sud. À la fin de l’année, il obtient une permission pour se marier. Dans la plus stricte intimité et surtout durant la déroute. « Pour croire à l’armée alors, il fallait avoir des idées préconçues et y tenir. Comment peut-on être militariste quand on a vu ça ? » Le monsieur est fait prisonnier en 1940. Première évasion. Avec Lucie, il s’apprête « à jouer le drôle de jeu de la Résistance » tandis que Pétain pactise avec le diable. Elle et lui filent à Lyon.

La Résistance se lève au fil des rencontres. Feuilles de chou, tracts, journaux. Ça diffuse, contre-propagandise. Premiers contacts avec Londres. Première rencontre avec Jean Moulin, chargé d’unifier la Résistance, qui répond au nom de Rex. Cabot pas docile. Lui répond au nom d’Aubrac. Son vrai nom est Samuel. Raymond Samuel, né le 31 juillet 1914. Aubrac, un nom qu’il conservera au-delà de la clandestinité, au-delà de la Libération, comme nombre de ses camarades. Surtout, dit-il, face à la caméra de Pascal Convert, à ce moment, « l’heure est à l’union, tandis que l’on aurait pu craindre une guerre civile » .

Le réalisateur concentre ce portrait sur les années de guerre de Raymond Aubrac. Soit les bases de la Résistance, dans une période de doutes, avec de plus en plus de militants et en même temps la levée de la milice de Pierre Laval. Effervescence et engagements. « Une période intéressante » , juge maintenant Raymond Aubrac, évoquant Lucie, bien sûr, qui semble toujours présente, mais encore Emmanuel d’Astier, Pascal Copeau, Serge Ravanel, Jean-Pierre Vernant, la tragédie de Caluire, le général de Gaulle, ses responsabilités au moment de la Libération.

Deux années d’entretien ont été nécessaires pour la réalisation du film (présenté au dernier Festival international des programmes audio­visuels), qui se nourrit d’images d’archives, de photographies pour finalement proposer un portrait original. « C’est une expérience étrange, et profonde que celles de ces dizaines d’heures d’entretiens, comme une étoile qui éclate en milliers de souvenirs oubliés, dont il ne va rester que des fragments » , observe pertinemment le réalisateur en voix off. Raymond Aubrac a conservé ses premiers agendas, ses premiers carnets de notes. Ça ravive la mémoire. Une mémoire agitée, saisie dans son intérieur parisien, rue de la Glacière. Avec une voix claire et limpide qui raconte de façon précise, détaillée. Cisélé au scalpel, le souvenir. Des mémoires vives qui se livrent avec et sans distance, selon les moments, discrètement, comme protégées par la pénombre, avec une certaine humilité souriante. 97 ans et mèche, ça laisse de quoi sourire.

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