Une question de volonté politique

Le nucléaire n’est pas inéluctable, tant d’un point de vue technique qu’économique. En sortir suppose cependant de fortes économies d’énergie, absentes des politiques.

Patrick Piro  et  Rachel Knaebel  et  Jennifer Austruy  et  Céline Trégon  • 17 mars 2011 abonné·es

Depuis l’accident de Three Mile Island, les États-Unis n’ont plus construit de centrales nucléaires sur leur territoire. Après Tchernobyl, l’industrie de l’atome a connu un coup d’arrêt mondial. Avec l’accident de Fukushima Daïchi, voilà à nouveau posée l’ancienne question : est-il possible de se passer du nucléaire ? Est-ce une lubie d’écologiste, une hypothèse plausible, une voie sage et profitable ?

Première réponse lapidaire : « À l’échelle de la planète, le nucléaire représente à peine 6 % de la production totale d’énergie [^2]. C’est vraiment peu. On peut en sortir facilement, commente Pierre Radanne, spécialiste des questions d’énergie et de climat, ancien président de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Depuis des années, la production additionnelle d’énergie éolienne, dans le monde, est supérieure à celle du nucléaire. » À l’horizon 2035, les projections de l’Agence internationale de l’énergie, qui n’a rien d’une officine antinucléaire, placent la production d’électricité renouvelable (hydraulique, éolien, biomasse, solaire, énergies marines) largement devant celle d’origine nucléaire.

Alors que le dérèglement climatique menace la planète de bouleversements considérables, la communauté internationale affiche pour priorité, depuis une décennie, la maîtrise des émissions de gaz à effet de serre dont les combustibles fossiles – pétrole, ­charbon, gaz – sont les principaux pourvoyeurs. Le nucléaire, qui émet peu de CO2, s’est refait une vertu à l’occasion, et son caractère « climato-compatible » est devenu le fer de lance argumentaire de l’industrie de l’atome. L’Union européenne, parce qu’elle a pris des engagements de réduction du CO2 plus importants que la plupart des pays industrialisés, a suscité plusieurs études prospectives. Ainsi Greenpeace, le Conseil européen des énergies renouvelables, les Amis de la Terre et l’Institut de l’environnement de Stockholm (SEI) proposent-ils, dans des feuilles de route européennes (à 2050 en général), de passer du nucléaire à des énergies renouvelables très majoritaires [^3]. Versant électricité, le potentiel de l’hydraulique étant déjà largement exploité, on compte sur de très grandes centrales éoliennes en mer, la biomasse (centrales à combustibles végétaux) et le solaire photovoltaïque, qui se généraliserait sur les bâtiments.

La condition sine qua non de ces projections « vertes » est la réduction très significative des consommations : il faut réduire la demande afin de limiter le besoin en nouvelles unités de production. Le « gisement » est considérable, dont une grande partie est exploitable à faible coût en traquant d’abord les gaspillages, conviennent la plupart des spécialistes. « Ce qui ne signifie pas nécessairement une réduction des services rendus , précise l’énergéticien Thierry Salomon, président de l’association NégaWatt, qui réunit 350 professionnels prônant la sobriété énergétique. Par exemple, quel besoin avons-nous de ces publicités animées dans le métro, qui consomment chaque jour autant d’électricité que 5 à 6 Français en moyenne ? »
L’autre grand levier de sobriété consiste à favoriser les équipements les plus efficaces : lampes fluocompactes, bâtiments basse consommation, transports économes, etc.

En moyenne, on estime possible de réduire les consommations d’au moins 30 % sans contrainte majeure. Pour 2050, les Amis de la Terre et le SEI projettent même 70 % de gain, moyennant des politiques volontaristes de rénovation thermique des bâtiments (on sait diviser par 10 la consommation des édifices anciens), un développement prioritaire des transports en commun et des véhicules électriques, et une modification des comportements (voyages limités, télétravail, etc.). Coût modique : 1 à 3 % du PIB européen à l’horizon 2020.

La question de la sortie du nucléaire ne se pose de manière très spécifique que pour les quelques pays qui en ont fait un pilier de leur production d’électricité, comme l’Allemagne (23 %), le Japon (35 %), la Belgique (53 %), la Suède (42 %), etc. Et surtout la France (environ 80 %) [^4], où quelques trajectoires « 0 % nucléaire » ont vu le jour ces dernières années comme « Un scénario vert pour la France » de l’Institut d’évaluation des stratégies sur l’énergie et l’environnement en Europe (Inestene), sous la houlette de Pierre Radanne (1999) ou encore le scénario « NégaWatt » (2006, nouvelle version cet été), qui détaille méticuleusement tous les chapitres concernés par la consommation d’énergie afin d’atteindre une division par 4 en 2050 (climat oblige) en considérant la fermeture progressive des centrales nucléaires jusqu’en 2035, à mesure qu’elles atteignent leur limite d’âge. « C’est l’horizon de temps le plus raisonnable » , estime Benjamin Dessus, qui s’est livré à une mise à jour récente des hypothèses [^5]. Il confirme qu’il faudra avoir réalisé, d’ici là, de gros efforts d’économie d’énergie, « pas seulement dans le secteur de l’électricité, mais ils ne sont pas utopiques » , défend-il. Le plan suppose l’abandon en vingt ans du chauffage électrique ( développé pour soutenir le nucléaire), une généralisation du chauffage solaire et au bois, une croissance de l’éolien (en 2030, 50 % de plus que les objectifs 2020 du Grenelle) et encore plus de solaire photovoltaïque, ainsi que des efforts de recherche pour faire émerger des filières naissantes (thermodynamique solaire, vagues, etc.).

Coauteur en 2000 (avec Jean-Michel Charpin et René Pellat) d’un rapport au Premier ministre sur le coût du nucléaire, Benjamin Dessus évalue qu’à l’horizon 2050 les coûts d’un scénario « très nucléaire » et « 0 % nucléaire » seraient à peu près équivalents. « En tout état de cause, l’argument financier ne semble pas discriminant, alors que les incertitudes sur le prix futur de l’électricité nucléaire sont énormes – les estimations varient du simple au triple selon les auteurs… »

La question serait donc plus politique qu’économique ou technologique. Si les gouvernements français ont refusé jusque-là toute remise en cause de l’atome, notamment en défense des fleurons industriels nationaux (Areva, EDF, etc.), plusieurs pays européens, traumatisés par Tchernobyl, ont voté la sortie du nucléaire dès la fin des années 1980. Avec cependant des fortunes diverses. L’Italie, qui avait fermé ses 4 réacteurs, a annoncé la construction de 13 centrales d’ici à 2020. Argument : le pays dépend trop de l’étranger pour son énergie (à 87 %). La Suède, qui prévoyait de sortir du nucléaire avant 2010, a levé ce moratoire en 2009, arguant du défi de la réduction des gaz à effet de serre. Même type de revirement en Allemagne, qui a décidé en 2010 d’allonger de douze ans en moyenne la durée de vie des 17 centrales encore en marche, alors que la coalition rouge-verte avait voté en 2000 une sortie du nucléaire pour 2022.

Un échec de la voie « 0 % nucléaire » ? Selon Yves Marignac, expert nucléaire et directeur de l’institut indépendant Wise Paris, ces volte-face traduisent surtout que « la maîtrise de la consommation n’est jamais la priorité des politiques énergétiques. Aucun pays ne peut actuellement être montré en exemple » . Stéphane Lhomme, animateur de l’Observatoire du nucléaire, renchérit : « Les États, dans leur logique de croissance, intègrent difficilement l’idée d’une baisse de la consommation. » La constatation vaut même pour le Danemark, fer de lance mondial de l’éolien, qui couvre 20 % de sa consommation d’électricité, et vise un spectaculaire « 50 % en 2025 » : pas de nucléaire sur son sol, rejeté par l’opinion publique dans les années 1980, mais des émissions de CO2 par habitant qui restent parmi les plus élevées d’Europe ! Nucléaire ou gaz à effet de serre, les gouvernements choisissent ce qu’ils estiment le moindre mal.

[^2]: 33 % proviennent du pétrole, 27 % du charbon, 21 % du gaz naturel, 6 % de l’hydraulique, 13 % des autres énergies renouvelables. Le nucléaire couvre environ 15 % de la production d’électricité.

[^3]: Le mensuel Systèmes solaires n° 200 (nov. 2010) présente quelques-uns de ces scénarios.

[^4]: Soit 17 % de la consommation totale d’énergie.

[^5]: Le réseau Sortir du nucléaire (www.sortirdunucleaire.org), qui fédère 875 associations en France, a produit en 2007 deux scénarios d’abandon théoriques de l’atome à 5 et 10 ans, valorisant le volontarisme politique, afin de contrebalancer la logique économique qui n’envisage pas l’arrêt des centrales avant leur obsolescence.

Publié dans le dossier
Peut-on sortir du nucléaire ?
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