À contre-courant / Le néolibéralisme n’a pas tout emporté

Christophe Ramaux  • 7 avril 2011 abonné·es

Les comptes de la nation sont précieux. Ils permettent de calculer la richesse monétaire produite à la fois par le privé et le public (le PIB), les revenus qui en sont tirés ainsi que leur répartition et leur utilisation (consommation, épargne, etc.). C’est en partant d’eux qu’on peut apprécier nombre de dégâts du néolibéralisme. Ainsi de la baisse de la part salariale (salaires nets et cotisations sociales) dans la valeur ajoutée des sociétés non financières (SNF) [^2] : depuis 1988, cette part est en moyenne de 67,5 %, soit trois points en dessous de la moyenne des Trente Glorieuses (70,6 % entre 1949 et 1974), et huit points en dessous du niveau haut atteint au début des années 1980 (75,5 %). De même pour la hausse des dividendes versés aux actionnaires. Leur part n’avait cessé de baisser durant les Trente Glorieuses : de plus de 6 % (de la valeur ajoutée des SNF) au début des années 1950 à moins de 4 % dès le milieu des années 1960. Le développement de l’État social avait permis de réaliser le vœu de Keynes : l’euthanasie progressive des rentiers.

Après un nouveau tassement à la suite de la crise du milieu des années 1970 (on passe en dessous de 3 % entre 1976 et 1978), leur part augmente dès la fin des années 1970. La hausse est régulière jusqu’en 1998 (6 %) et s’accélère fortement depuis 2002, pour atteindre 8 % en 2005. L’année 2009 a été celle de la pire récession depuis la Seconde Guerre mondiale, avec une baisse en volume de 2,6 % du PIB et de 3,9 % de la valeur ajoutée des SNF. Dans l’histoire du capitalisme, une telle situation se traduit habituellement par la baisse des dividendes. C’est l’inverse qui s’est produit en 2009 : ils ont encore augmenté, de sorte que leur part a battu le record des 8,5 %. Les chiffres pour l’année 2010 ne sont pas encore connus, mais la distribution de profits annoncés par les grandes firmes du CAC 40
ne laisse présager aucun tassement.

Alors que les dividendes équivalaient en moyenne à 20 % des sommes consacrées à l’investissement par les SNF sur la période 1949-1974, depuis 1983, car c’est exactement cette année-là – celle du début de la rigueur – que la tendance s’est enclenchée, cette proportion n’a quasiment pas cessé de croître, pour atteindre de l’ordre de 40 %, le double donc, depuis 2005.
Au final, si la masse salariale était à son niveau des Trentes Glorieuses, elle serait aujourd’hui accrue d’environ 30 milliards d’euros et d’environ 75 milliards si on se réfère à son niveau haut atteint au début des années 1980. C’est moins que les 150 milliards annoncés parfois, chiffre fallacieux calculé en se rapportant au PIB tout entier, alors que les SNF n’en produisent que la moitié [^3]. C’est aussi sans doute insuffisant pour répondre à tous les besoins sociaux (hausse des bas et moyens salaires, des prestations sociales, etc.). Mais cela pourrait grandement y contribuer.

Le néolibéralisme n’a cependant pas tout emporté. C’est ce que permettent aussi d’apprécier les comptes nationaux. La part socialisée du revenu des ménages (le taux de socialisation élargie du revenu), obtenue en ajoutant les prestations sociales en espèces (398 milliards en 2009), les prestations sociales en nature (182 milliards avec la santé surtout) et la consommation de services non-marchands individualisables (152 milliards avec l’éducation principalement), a ainsi suivi la trajectoire suivante : hausse régulière de 1949 (23 %) à 1974 (32 %), puis accélération jusqu’en 1983 (40 %) suivie d’un palier jusqu’à la fin des années 1980, puis nouvelle hausse jusqu’en 1994 (44 %) avec un nouveau palier depuis lors. Le néolibéralisme produit ses effets : la socialisation croissante du revenu est stoppée depuis quinze ans. Mais elle n’a pas reculé (on observe une légère hausse à 45 % en 2009). Et l’ampleur des sommes en jeu l’atteste : l’État social n’a décidément pas disparu.

[^2]: Seules les sociétés non financières (SNF) – hors banques et finance, donc – sont prises en compte ici, la valeur ajoutée brute étant calculée au « coût des facteurs » (sans les impôts sur la production et les subventions d’exploitation).

[^3]: Contribuent aussi au PIB les administrations publiques (près de 20 %), les entrepreneurs individuels, les ménages (via, en particulier, la production de services de logement) et les sociétés financières (pour 5 %).

Temps de lecture : 4 minutes