La France sur trois fronts : une dérive guerrière ?

La France engagée sur trois fronts, c’est une première sous la Ve République. Une stratégie qui colle bien au profil de Sarkozy, « le Bush français ». Il faut cependant distinguer les situations en Côte d’Ivoire, en Libye et en Afghanistan.

Denis Sieffert  • 14 avril 2011 abonné·es
La France sur trois fronts : une dérive guerrière ?

Depuis la guerre d’indépendance algérienne, nous n’avons plus connu pareille situation d’engagement militaire. Voilà la France de Nicolas Sarkozy sur trois fronts : l’Afghanistan, la Libye et la Côte d’Ivoire. Nous y avons ajouté Djibouti, où notre armée n’est pas toujours l’arme au pied dans ce qui constitue sa plus grande base en Afrique de l’Est. Le tableau colle parfaitement au profil de Nicolas Sarkozy, qu’une partie de la presse américaine a surnommé « le Bush français » . Sur le terrain social comme en politique étrangère, l’homme aime les affrontements et les « solutions » radicales. Cela va de pair avec une philo­sophie essentialiste peuplée de « bons » et de « méchants », de « monstres » et de « présumés coupables ». Son acte politique le plus important sur la scène internationale a sans nul doute été, en mars 2009, de réintégrer le commandement militaire de l’Otan, quarante-trois ans après que le général de Gaulle en eut fait sortir la France. Acte d’indépendance pour l’un, marque d’allégeance pour l’autre. À ces données personnelles, s’ajoutent les circonstances. En grande difficulté sur la scène politique intérieure, donné pour battu dans les sondages un an avant la présidentielle, aux prises avec une majorité qui se délite, Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas intérêt à détourner l’attention vers des enjeux extérieures ?

Bref, par choix personnel comme par calcul politique, ces trois guerres, en Afghanistan, en Libye, comme en Côte d’Ivoire, le président français les a-t-il souhaitées, sinon provoquées ?
Il convient de revenir sur la spécificité de ces trois conflits. Car Nicolas Sarkozy n’est évidemment pas à l’origine de ces guerres. Il bénéficierait plutôt d’un effet d’aubaine. Un effet d’ailleurs limité, si l’on en juge par le résultat récent des cantonales. La guerre d’Afghanistan, il en a hérité de son prédécesseur, Jacques Chirac ; la Côte d’Ivoire résulte aussi d’un héritage, mais plus lointain et plus profond encore, celui de la Françafrique. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a mis un zèle particulier dans la gestion de cet héritage, renforçant sans cesse les effectifs de l’armée française en Afghanistan, et occupant la première ligne au sein du contingent des Casques bleus de l’Onuci jusque dans l’arrestation de l’ex-président Laurent Gbagbo. Mais c’est sans aucun doute de Libye qu’est venu le meilleur effet d’aubaine. Dépassé par la révolution tunisienne, imprévoyant en Égypte, raillé à cause des frasques touristiques de sa ministre des Affaires étrangères de l’époque, Michèle Alliot-Marie, discrédité par le souvenir de la réception ubuesque de Kadhafi à Paris, en 2007, il lui fallait, comme l’on dit, reprendre « la main ». L’appel désespéré des insurgés de Benghazi, cernés par les chars de Kadhafi, lui a fourni l’occasion d’un rétablissement spectaculaire. Mais éphémère.

Cette intervention-là, il en a eu l’initiative en effet, avec son ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé. Si les arrière-pensées politiques de Sarkozy ne nous ont évidemment pas échappé, il n’en demeure pas moins vrai que cette opération, au moment où elle a eu lieu, le 19 mars, dans l’après-midi, était indispensable. Qu’aurions nous dit si la « communauté internationale » avait laissé les chars et les avions de Kadhafi bombarder la population de Benghazi ? Et d’ailleurs, qui sommes-nous, depuis Paris, pour décider que l’appel au secours des insurgés ne devait pas être pris en considération ?

Il faut en outre se garder des contresens. Si les États-Unis sont allés en Irak et en Afghanistan par intérêt stratégique et économique, ils n’étaient pas enclins à s’engager en Libye. Et cela pour la raison même que les bourbiers d’Irak et d’Afghanistan constituent des fardeaux bien assez lourds. Barack Obama a donc laissé le leadership à Sarkozy, non peut-être sans perfidie. Et les États-Unis se sont désengagés militairement dès qu’ils ont pu. Or, l’opération sauvetage de Benghazi ne pouvait évidemment déboucher mécaniquement sur la chute du régime. La faute est de l’avoir laissé croire, notamment en offrant une tribune quasi officielle à l’histrion « va-t-en-guerre » BHL. En fait, l’opération militaire est restée dans un entre-deux : la résolution 1973, qui fixait comme buts « la protection des populations civiles et un cessez-le-feu » n’a pas été transgressée, mais le discours d’accompagnement a cultivé l’ambiguïté. Et l’illusion d’un changement d’objectif est renforcée par la durée de l’opération. L’impasse est donc totale.

Tout le monde semble se tourner à présent vers la recherche d’une solution politique qui résulte tout simplement de l’équilibre des forces sur le terrain. Avec une donnée qui a sans doute été sous-estimée au début de l’insurrection : les « trois » Libye, la Cyrénaïque à l’est, la Tripolitaine à l’ouest et le Fezzan au sud-ouest, ce n’est pas seulement une réalité géographique. C’est aussi une donnée économique. La démonstration en est fort bien faite par Patrick Haimzadeh, auteur d’un ouvrage éclairant [^2]. Le système Kadhafi s’est enraciné dans un clientélisme actif à Tripoli et dans la région. Et cela aux dépens de la Cyrénaïque, région de Benghazi, Derna et Tobrouk. À partir de 1973, Kadhafi a opéré « un basculement progressif du pouvoir vers l’ouest » . Haimzadeh évoque la dégradation des services publics à Benghazi, et l’abandon des services hospitaliers, dont il décrit la grande misère. On comprend qu’une partie de la population de Tripoli, qui profite encore du système, soit beaucoup moins prête à affronter le terrible appareil répressif du « guide ». D’où le risque d’un retour à la partition Encore faudrait-il déterminer à qui appartient le pétrole. Le partage de la rente pétrolière avait été l’un des moteurs de l’unification du pays, en 1963. Elle sera au cœur de toute négociation politique future. Mais nous n’en sommes pas là. Nous en sommes à une mission de l’Union africaine, appuyée par l’Union européenne, pour obtenir un cessez-le-feu. C’est-à-dire loin d’une solution politique de fond dont pourrait se prévaloir Sarkozy. Mais, bon an mal an, des trois guerres dans lesquelles la France est engagée, celle-ci est la seule qui puisse revendiquer d’avoir respecté le mandat de l’ONU au bénéfice des populations civiles. À condition qu’elle cesse tout de suite.

[^2]: Au cœur de la Libye de Kadhafi, Lattès, 187 p., 15 euros.

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La dérive guerrière ?
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