La série dans tous ses états

Le festival « Séries Mania » tient sa deuxième édition au Forum des images à Paris, ouvrant un espace d’échanges
sur un genre en plein âge d’or, et de raison.

Ingrid Merckx  • 14 avril 2011 abonné·es

Le quartier et la nature. Ce qui frappe devant les premières images de Pigalle, la nuit  : les prises de vue grand-angle. Idem avec Signature : d’emblée, le paysage végétal envahit le cadre. Les personnages et les dialogues passent au second plan. Pas banal dans l’univers des séries, surtout à la française, attachées aux gros plans. Créée par Hervé Hadmar et Marc Herpoux pour Canal +, Pigalle, la nuit (avec Jalil Lespert et Simon Abkarian) [^2] marque un tournant : « Alors que, dans les séries françaises, on semble avoir besoin d’un personnage principal, ici, un quartier devient un personnage, un héros à lui tout seul » , résume Pierre Sérisier, journaliste, écrivain et auteur du Monde des séries, un blog ouvert en 2008. Tandis que la saison 2 est en cours d’écriture, Hervé Hadmar et Marc Herpoux préparent le lancement mi-avril sur France 2 de Signature , avec Sami Bouajila en tueur traumatisé et Sandrine Bonnaire en journaliste enquêtant sur ses victimes à La Réunion. « La narration ne s’appuie pas sur les dialogues mais sur quelque chose de sensoriel. Signature est un ovni, prévient Hervé Hadmar, il faut se laisser gagner par le rythme et le décor naturel… »

Avant-première à « Séries Mania », un festival ouvert à tous, dont la deuxième édition se tient jusqu’au 18 avril au Forum des images, à Paris, et qui permet de découvrir de nouvelles séries ainsi que des intégrales sur… grand écran.

Paradoxe ? Les séries sont conçues pour le petit écran et financées par les chaînes de télévision, mais il y a plus que des passerelles, des ponts, entre le cinéma et la série. « Les Soprano sont traversés par le cinéma , explique Emmanuel Burdeau, critique de cinéma et auteur d’une belle analyse de cette série culte américaine diffusée en 1999 sur HBO [^3]. Ne serait-ce que parce qu’elle naît d’un film, les Affranchis, et qu’elle raconte le quotidien d’un mafieux qui n’est pas uniquement un personnage de Martin Scorsese… »

« Aux États-Unis, réalisateurs, scéna­ristes et comédiens passent du long-métrage à la série sans se poser de questions , remarque Pierre Sérisier, c’est moins évident en France, où l’on a tendance à cantonner la série à du divertissement. » Sauf que depuis deux, trois ans la série est entrée dans un âge d’or. Le nombre de nouvelles productions explose dans une belle diversité de genres (social, porno, policier, historique, musical, comique à sketchs…), de sujets et d’écritures.

Les américaines gardent une bonne longueur d’avance en termes de notoriété et de qualité, mais « Séries Mania » 2011 programme des séries françaises, britanniques, australiennes, canadiennes, israéliennes, coréennes… Opposer la série au cinéma est un faux débat : elle ouvre un nouveau champ pour le spectateur, le réalisateur, le scénariste et le critique. Un nouveau terrain d’exploration, vierge de discours.

C’est notamment ce qui a enthousiasmé Emmanuel Burdeau : « J’ai trouvé une quantité d’informations sur Les Soprano sur Internet, mais cela m’a paru plus facile de dégager un espace de liberté en écrivant sur cette série qu’à l’ombre d’un grand cinéaste. » « La série est longtemps restée un “truc de fans” , explique Pierre Sérisier. Aujourd’hui, plusieurs cri­tiques s’y attellent, dans les In­rockuptibles, Libération, le Figa­ro, Télérama… L’approche se professionnalise, la série sort d’une culture de niches, on est dans un rapport qui a moins à voir avec la fascination qu’avec la raison. » Pendant le festival, il anime une conférence sur « L’histoire américaine revisitée », avec en ligne de mire Boardwalk Empire (projetée en ouverture) et Treme . La première, signée Scorsese, met l’Amérique face à sa construction au temps de la prohibition. Unique en son genre, Treme [^4] reprend la même trame narrative que The Wire, autre série culte du même auteur, David Simon : docu-fiction musical, elle plonge au cœur d’un quartier historique de la Nouvelle-Orléans trois mois après le passage de Katrina pour suivre des musiciens – de rue ou stars – qui galèrent.

« La survie, l’héritage, le destin et l’ironie du sort… La série est entrée dans le “sérieux” » , considère Emmanuel Burdeau. Son exploit : arriver à être « toujours plus savante et plus populaire » . Et riche de trouvailles en matière d’écriture : « Les séries riment. Elles riment à point nommé et elles riment à contretemps. Elles riment pour les personnages et pour les spectateurs. » Une réplique va rebondir d’un épisode à l’autre, voire d’une saison à l’autre. La série nourrit un autre rapport au temps. Grand ressort de 24 heures chrono  : mimer un faux temps réel.

Travailler dans différents espaces-temps, c’est aussi ce qui plaît à Hervé Hadmar, qui, après un long-métrage et trois séries, s’apprête à « revenir au long » . On ne construit pas la même relation avec le spectateur sur 8 épisodes de 50 minutes que pendant 2 h 20, a fortiori sur 5 ou 8 saisons.
Les pratiques changent aussi : « Les petits écrans s’agrandissent, se branchent sur du matériel hi-fi. Les séries se regardent moins à la télévision que sur Internet ou en DVD, au moment où on le souhaite… Quand la soirée commence à 22 h, on ne va pas lancer Lawrence d’Arabie ou attraper une séance des Mystères de Lisbonne, on les garde pour le week-end et on met un épisode ou deux de sa série du moment. »

« Finalement, ce dont la série se rapproche le plus, c’est du roman policier » , estime Pierre Sérisier. Même « geste » : comme on s’assied pour se plonger dans un bon polar, et qu’on se laisse prendre jusque tard dans la nuit. Même phénomène d’addiction, même impatience d’y retourner, et même nostalgie quand c’est terminé.

[^2]: Pigalle, la nuit, saison 1, Hervé Hadmar et Marc Herpoux, DVD Universal Studio Canal.

[^3]: La Passion de Tony Soprano, Emmanuel Burdeau, Capricci, 98 p., 7,95 euros.

[^4]: Treme, saison 1, David Simon, Eric Overmyer, DVD HBO.

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