Le Bo avant sa naissance*

Olivier Combault  • 28 avril 2011 abonné·es

C’était toujours le meilleur choix que faisait le Bo avant sa naissance. Ainsi il pouvait éviter des têtes coupées sur le bord des routes, des routes froides malgré l’été, parce qu’il avait vu de très loin les membres détachés auxquels personne ne croyait dans la campagne. D’ailleurs chacun jurait qu’il n’avait pas pu entendre des cris de petites filles à des kilomètres, « des gouttes d’eau » , lui disait-on, « un petit filet d’eau, tout au plus » .
Les yeux du Bo isolé se refermaient jusqu’à soudure, il sauvait les unes et les autres, sans s’arrêter, il les prenait avec lui, vers les beaux endroits qu’il allait trouver, sans une errance.
Ainsi, avant sa naissance, le Bo dans son action totale repérait et évitait et sauvait.

Toujours dans la gaieté complète, à l’allure incroyable qu’il avait, le Bo, avec sa coupe d’été qui lui faisait le crâne rond et lisse à la grande joie de L’Une, qui l’embrassait de tout son cœur sur la tête contre les portières des voitures déjà bien loin, finissait en un clin d’œil par repérer le bon lieu.
Ah, la petite pointe de la langue de L’Une si près de la pensée du Bo en vacances, et son cou qui sentait l’herbe, et sa poitrine qui volait sous l’ombre de son pull, tandis que ses mains si habiles pressaient les tendres joues du Bo. L’Une avait dit en soulevant le pull fin sur le parking, les cheveux envolés dans l’air du vent, en riant et en pleurant, « tiens, ça, c’est ton souvenir de vacances avant ton départ, emporte-les mon Bo, et embrasse et caresse encore une dernière fois avant de t’en aller » .

Une fois, le premier jour de vacances était le troisième jour, c’était au haut d’une colline où les cris des gros lézards, des oiseaux et des singes bleus arrivaient. Le Bo pouvait penser dans le décor parfait d’une montagne noire au loin, une montagne gigantesque qui séparait, à ses pieds, un lac rouge vif à gauche d’un lac bleu Klein à droite, alimentés tous deux par quatre fleuves et séparés du Bo par un seul élément : la jungle.
Devant les bungalows, les gardiens posaient leur kalach et donnaient, tard le soir, de la lumière avec une lampe électrique pour ne pas tomber. Alors les cris des animaux sauvages venaient remplir la chambre modeste du Bo. Avec toujours du mal à dormir, le Bo avait ses dernières pensées.
Certes il avait envie d’aller faire le fou avant sa naissance, tranquillement détendre ses jambes au milieu de la jungle dangereuse dans les trois heures du matin le Bo…

Mais il avait son fil, extensible, qui l’empêchait d’être écrasé sur la route trop passante ou de sauter les douze marches d’escalier, il y pensait en souriant, en vacancier en pleines vacances, c’était parmi ces pensées qu’il l’avait appelé pour s’amuser fil de pute , immobile dans la nuit splendide d’Arba Minch.

Une espèce de sommeil venait là-bas. Un endormissement d’une seconde rythmé par le petit « clic » des blattes sauteuses qui tentaient d’aller sur le lit du Bo en se détachant du mur chaud.
Quelles vacances !
Même en vacances, le Bo ne rêvait pas avant sa naissance, c’était sans besoin de rêves qu’il s’allongeait.
Une autre fois le premier jour de vacances était le premier jour, c’était que le Bo était retourné à un endroit déjà connu. Un lieu plus simple mais toujours extraordinaire. Un endroit où la mer pouvait passer par-dessus les maisons.
La digue offrait une belle promenade.
Le Bo regardait les mains faire du pâté avec l’intérieur des lapins, ou il nageait jusqu’au radeau, ou il montait sur le 449, ou il voyait la vieille se déguiser en Indienne et chanter, belle, ou il sautait sur les sièges de la Coccinelle, ou il se forçait à prier au cimetière, ou le Bo disait des mots étranges aux Anglais et aux Italiens et partait en courant, ou il réfléchissait avant de prendre une douche froide, ou il faisait collection de coquillages blancs pour L’Une, ou il fumait toute son herbe d’un ancien voyage, ou il laissait échapper Margotte, ou le Bo tenait le bar pendant que les gars du club allaient ailleurs, ou il tapait des heures en tournant en rond, ou il cassait des vitrines, ou il coiffait la vieille qui s’endormait, ou il prenait des galets menthe dans l’étalage pendant que la dame tournait le dos, ou encore il brûlait ses mains au-dessus du feu s’il pleuvait.

Au retour des vacances, le Bo, avant sa naissance, posait ses bagages légers sur le bitume et courait au milieu du parking. L’Une apparaissait dans la seconde, elle riait et dansait, les cheveux un peu plus longs, et à l’oreille du Bo, elle murmurait dans un parfum de plage, « regarde mon Bo, ils ont pris un peu, ils ont un peu gonflé pour toi, pour ton plus grand plaisir » , et le Bo en pleurant de joie, avec la grâce d’un ange au plus haut, embrassait sa poitrine parfaite, frémissante et pointue.
Après ses études, bien avant sa naissance, une période encore plus remarquable d’existence s’était offerte au Bo.
Sa splendeur émerveillait davantage, son intelligence et sa lucidité s’accroissaient.

À part la disparition tragique de L’Une, la nécessité de s’inscrire dans l’espace et le temps pour la retrouver. Et naître ? Comment sortir des rêves des autres dans un monde qui ne valait rien ?

  • Feuilleton, troisième épisode, à suivre prochainement.
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