Les invisibles de la vie chère

Une partie de la population s’enfonce dans les difficultés sous l’effet de la hausse des prix et de la précarisation des salaires.

Thierry Brun  • 14 avril 2011 abonné·es

Ils n’arrivent plus à faire face. Alimentation, loyer, chauffage, essence : les prix toujours en hausse rognent ce qui reste du budget des ménages modestes, cette France invisible qui se débat quotidiennement pour joindre les deux bouts. Ce n’est plus en fin de mois que l’on a du mal à boucler le budget familial, mais au milieu du mois, voire dès le début. « Avant, les gens nous disaient qu’ils n’avaient plus rien à partir du 25 du mois. Puis cela a été le 15. Aujourd’hui, certains nous confient commencer le mois avec moins de 14 euros » , témoigne Véronique Davienne, déléguée nationale adjointe d’ATD Quart Monde. Des cas exceptionnels ? Pas du tout, si l’on en croit le médiateur de la République. Jean-Paul Delevoye a estimé l’année dernière « à 15 millions le nombre de personnes pour lesquelles les fins de mois se jouent à 50 ou 150 euros près » .

Ce phénomène, Jean-Louis Kiehl le nomme
« nouvelle pauvreté » . Le directeur de Crésus Alsace, une association qui accueille les personnes en situation de surendettement, est chaque jour confronté aux effets de la vie chère : « Les charges fixes augmentent, les gens ne paient plus leur loyer. À un moment, cela va craquer. On a l’impression de soigner le cancer plutôt que de faire de la prévention. C’est dramatique ! » La fréquentation des 18 associations Crésus monte en flèche. Inquiétude identique à la Fondation Abbé-Pierre. « Le poids des dépenses liées au logement ne cesse d’augmenter. On atteint des niveaux records ! Dans le locatif privé, cela peut monter jusqu’à 50 % du budget d’une personne seule au Smic [1 072 euros net] ou d’un couple avec enfant avec 1,6 Smic. Les gens font des arbitrages financiers en réduisant leurs dépenses de santé et d’alimentation pour honorer celle du logement » , constate Christophe Robert, délégué général adjoint à la fondation. Dans son rapport sur l’état du mal-logement, la Fondation Abbé-Pierre a une nouvelle fois tiré le signal d’alarme : l’augmentation des loyers se poursuit sans que les ressources des ménages ne suivent. Conséquence, les impayés ont quasiment doublé, et les expulsions se multiplient : « Nous avons enregistré plus de 100 000 résiliations de bail pour défaut de paiement, un record historique » , souligne Christophe Robert.

Côté minima sociaux, Véronique Davienne pointe la disparition du revenu minimum d’insertion (RMI), remplacé par le revenu de solidarité active (RSA), qui ne parvient pas à maintenir « un plancher de ressources en dessous duquel personne ne pouvait tomber. À l’époque, c’était 50 % du Smic, mais la mise en place du RSA socle [il concerne plus d’un million d’allocataires] a réduit cette ressource à moins de la moitié du Smic, soit 460 euros desquels on retire d’emblée 50 euros de forfait logement. Le smicard vit déjà chichement, alors des moyens convenables d’existence avec même pas la moitié du Smic… » . En Normandie, « beaucoup de familles n’ont plus qu’entre 2 et 8 euros par jour et par personne » pour s’alimenter, se vêtir et répondre aux autres besoins quand elles ont payé le loyer, l’eau, l’électricité et les transports, ­montre une enquête sur le pouvoir d’achat menée par ATD Quart Monde suite à la crise.

Si les travailleurs pauvres et les chômeurs sont toujours plus nombreux, ils ne sont plus les seuls. « Les classes moyennes aussi, comme les enseignants, les agents publics et les retraités qui empruntent pour aider leur famille et risquent de perdre leur toit » , observe Jean-Louis Kiehl.
Pour tenir, les crédits à la consommation prennent le relais. Les faits divers ré­vèlent des cas de plus en plus fréquents d’endettement insurmontable. En janvier, dans un quartier pavillonnaire de Pont-de-Metz, près d’Amiens, un couvreur retraité a tué sa mère, sa femme et sa fille avant de se suicider. Un « drame de l’endettement » , a confié le maire de la commune. Le sexagénaire était tombé dans le piège des crédits à la consommation.

Neuf millions de ménages seraient touchés selon l’association Crésus, qui a dressé fin 2010 un état des lieux du surendettement. Les raisons ? « L’augmentation du coût de la vie et le cumul des crédits à la consommation qui sont octroyés sans contrôle, détaille le fondateur de Crésus. On assiste à une bulle de multidétenteurs de crédits qui ne sont pas enregistrés dans les commissions de surendettement. » Malgré les alertes des associations de consommateurs, et de la Cour des comptes, sur la distribution effrénée de ces crédits « toxiques » qui aggravent, parfois irrémédiablement, l’endettement des consommateurs fragilisés, la situation n’a pas vraiment changé. Les nouvelles mesures gouvernementales qui entreront en vigueur le 1er mai seront sans grand effet sur la course aux crédits des particuliers dans le besoin, prévient Jean-Louis Kiehl.

Cette dégradation du pouvoir d’achat pousse Nicolas Sarkozy et le gouvernement à multiplier les annonces pour freiner les hausses des prix, comme le blocage des tarifs du gaz et le renforcement des tarifs sociaux de l’énergie. Des mesures qui, comme les précédentes (accords avec la grande distribution…), ressemblent davantage à de vaines agitations. « Prenez les aides sociales à l’énergie : elles sont totalement défaillantes alors que le prix du gaz a augmenté de 60 % depuis 2005 » , lâche Vincent Michel, de la Confédération syndicale des familles (CSF), une association de consommateurs qui a participé aux travaux de la Commission de régulation de l’énergie. « Pour l’accès au gaz, c’est un réel échec. Il y a moins de 300 000 bénéficiaires du tarif social du gaz pour 1,2 million d’ayants droit potentiels. »

Et la contribution au service public de l’électricité ? « C’est un bon principe de solidarité, mais la plus grosse partie est destinée au développement des énergies renouvelables pour les particuliers. Le financement des tarifs sociaux pour aider les plus vulnérables, ne représente que 2 à 4 % cette contribution… » Christophe Robert rappelle de son côté que plus de 3 millions de ménages vivent dans une précarité énergétique.

Les associations d’aide aux plus démunis ne cessent d’appeler à des interventions urgentes des pouvoirs publics. « Il y a une prise de conscience sur la question du logement, mais c’est largement insuffisant. Il faut arrêter de dire que le marché va ­s’auto­réguler ! On n’y croit plus ! » , lance Christophe Robert. Les syndicats de salariés sont aussi très alarmistes sur la faiblesse du pouvoir d’achat : « Cela signifie avant tout que les salaires sont faibles et qu’ils n’augmentent pas suffisamment » , insiste la CGT, qui rappelle que la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises (la création de richesses) a fortement baissé depuis 1982.

Le syndicat ajoute que la moitié des salariés gagnent moins de 1 500 euros par mois [[Salaire net médian pour un salarié du secteur
privé à temps plein.]]. Inquiets pour leur niveau de vie, 56 % des Français pensent que leur pouvoir d’achat diminuera dans les trois prochains mois, indiquait en février un sondage. Leur « moral » est miné par la montée des prix. « Actuellement l’ambiance n’est pas à la solidarité » , pointe Véronique Davienne, qui ne mâche pas ses mots : « Notre combat, maintenant, dans le cadre de l’élection présidentielle, est de dire à chaque candidat : est-ce que vous êtes pour une société que l’on construit ensemble ou vous résignez-vous à une société qui abandonne une partie de ses membres ? »

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La dérive guerrière ?
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