Vous avez dit « intellos de gauche » ?

En complément de notre dossier sur « la gauche de droite », retour sur l’évolution de certains intellectuels français en proie depuis la fin des années 1970 à l’influence de la révolution conservatrice.

Olivier Doubre  • 7 avril 2011 abonné·es
Vous avez dit « intellos de gauche » ?
© Photo : gangne / AFP

Le thème de la « trahison » des intellectuels n’est pas nouveau. À la fin des années 1920, dans un pamphlet passé à la postérité, le philosophe Julien Benda fustigeait déjà ceux qu’il appelait « les clercs » d’avoir renoncé à leur « mission » [^2]. Le philosophe français, dans cet ouvrage certes conservateur, campant les intellectuels dans une posture élitiste, pointait néanmoins combien bon nombre d’entre eux, au lendemain de la Première Guerre mondiale, prêtaient leur autorité morale à « l’organisation de passions collectives ». S’intéressant à la figure de l’intellectuel dessinée par Benda, le penseur d’origine palestinienne Edward Said en soulignait l’apport essentiel : « En 1927, bien avant l’âge des mass media, Benda sentait déjà à quel point il était important pour les gouvernements d’avoir à leur service des intellectuels auxquels on pouvait faire appel non pour diriger la politique de l’État, mais pour la conforter, pour produire de la propagande, des euphémismes et, à plus vaste échelle, des systèmes entiers de novlangues orwelliennes, destinées à déguiser la vérité au nom de la convenance institutionnelle ou de l’“honneur national”  [[Des intellectuels
et du pouvoir, Edward W. Said,
Seuil, 1996.]]. »

Si, légitimement, un intellectuel peut apporter son savoir – dans son domaine de compétences – pour conseiller un dirigeant politique au pouvoir, son rôle demeure, selon Edward Said, de « poser publiquement les questions qui dérangent, [d’]affronter l’orthodoxie et le dogme (et non les produire) , [d’être] quelqu’un qui n’est pas enrôlable à volonté par tel gouvernement ou telle grande entreprise, et dont la raison d’être est de représenter toutes les personnes et tous les problèmes systématiquement oubliés ou laissés pour compte » . Le contraire en somme de ceux que Pierre Bourdieu fustigeait dans ses Contre-feux (éd. Raisons d’Agir, 1998) en tant que « doxosophes » , ces diffuseurs de la doxa (ou idéologie) dominante. Le sociologue avait étudié la production de celle-ci dès 1975, de façon quasi prémonitoire par rapport à l’évolution d’une grande partie du champ intellectuel [^3], ayant sans doute senti que la seconde moitié des années 1970 s’annonçait fort différente de la première en matière d’engagement des intellectuels, et que la pensée critique connaîtrait un recul conséquent. Il décrivit alors les modes de diffusion dans les champs intellectuel et politique d’un mélange d’idéologie technocratique « moderniste », notamment en matière économique (qui avait le vent en poupe en ce début des années Giscard), et de pensée conservatrice.

Dans un essai incisif, Didier Eribon [^4] a bien décrit le processus qui a vu ces « idées » bientôt séduire une bonne part de la gauche intellectuelle française (et bien sûr des dirigeants du Parti socialiste après à peine deux années au pouvoir). Élaborée dans les think tanks néolibéraux anglo-saxons pour être diffusée à l’échelle internationale [^5], cette idéologie du prétendu « modernisme » économique fut d’abord enseignée dans les écoles du pouvoir (Sciences-Po et l’ENA) avant de contaminer la gauche officielle et bon nombre d’intellectuels, via certains instituts tels que la Fondation Saint-Simon, fondée en 1982. Mais cette « conversion » (Didier Eribon) d’une bonne partie de la gauche va se doubler d’un désir de « retour à l’ordre » et d’une « volonté de se réconcilier avec les institutions » , « qui vont se substituer « progressivement à l’humeur anti-institutionnelle et aux fièvres utopiques ».

Refusant ce « poison dans l’idée même de la production intellectuelle » (comme Adorno en son temps l’avait observé dans les années 1920), Félix Guattari est sans doute l’un des premiers à décrire ce qui se passe sous ses yeux à l’orée des « années d’hiver » , telles qu’il les désigne dans son ouvrage éponyme [^6]. Un hiver – dont, d’une certaine façon, nous ne sommes toujours pas sortis – « fait de renoncement, de torpeur et fréquemment de cynisme » . Il fustige ainsi dès 1984, « toute cette soupe de prétendue “nouvelle philosophie”, de “postmodernisme”, [qui] a fini par empester l’atmosphère de la pensée […]. Sans qu’on y ait pris garde, une restauration des valeurs traditionnelles s’est instaurée. Elle a fait le lit de la révolution de droite en train de s’affermir ». Et l’une des caractéristiques de celle-ci fut souvent d’être emmenée par les plus virulents de la contestation de l’ordre établi des années antérieures.

On sait, à propos des « nouveaux philosophes » (Glucksmann, Bruckner, BHL…), le mot de Deleuze dans son Abécédaire : « Tout ce qui les anime, c’est la haine de Mai 68. » Or, cette « restauration » ne fut pas toujours bien « saisie » par la gauche elle-même. Ainsi, la célèbre émission « Vive la crise » sur Antenne 2 en 1984, animée par Yves Montand ou Laurent Joffrin, où ceux-ci se firent les chantres des « propositions » en matière économique du très libéral Michel Albert, parut d’abord à beaucoup comme une tentative « de gauche » de répondre à la crise qui broyait, à coups de restructurations, le corps social et en premier lieu la classe ouvrière française. ­

Et cet aveuglement dura de nombreuses années puisque cette politique économique fut appliquée par des gouvernements « socialistes »
Il fallut attendre le plus grand mouvement social depuis 1968, c’est-à-dire les grandes grèves de 1995 contre le « plan Juppé », pour que le clivage au sein des intellectuels apparaisse finalement au grand jour. Dans le « Décembre » des intellectuels français , petit livre publié en 1998 dans la collection « Liber/Raisons d’agir » , alors dirigée par Pierre Bourdieu, cinq jeunes sociologues [^7] ont retracé l’intense mobilisation au sein du champ intellectuel par pétitions interposées. Entre, d’une part, un « Appel à une réforme de fond de la Sécurité sociale » , en faveur de la position de la direction de la CFDT qui approuvait la « réforme » voulue par le premier gouvernement de Jacques Chirac, et, d’autre part, un « Appel de soutien aux grévistes » , emmené par Pierre Bourdieu lui-même, on assista alors à la « constitution d’un enjeu intellectuel » où, enfin, se cristallisaient « deux décennies de conflits théoriques et politiques ». D’un côté, ceux qu’il faut bien appeler les sociaux-libéraux disposaient d’une grande « puissance » avec leurs réseaux organisés autour de la Fondation Saint-Simon, les revues le Débat et Esprit, ou le Nouvel Observateur. Selon les auteurs du livre cité plus haut, « ces “progressistes” d’un style nouveau revendiquent la transgression des tabous que constituent, selon eux, certaines des conquêtes sociales de l’après-guerre ou les valeurs que les combats intellectuels passés étaient parvenus à imposer » . On retrouve là les noms d’Alain Touraine, Jacques Julliard, Olivier Mongin, François Dubet, Pierre Rosanvallon, Daniel Cohen… Mais également, à leurs côtés, nombre de spécialistes de la restauration des valeurs : Alain Finkielkraut, Pierre Bouretz, Irène Théry, Pascal Bruckner, Paul Ricœur… Face à eux, outre Pierre Bourdieu, Pierre Vidal-Naquet, Étienne Balibar ou Lucie et Raymond Aubrac, nombre de signatures bien connues des lecteurs de Politis : Jacques Kergoat, Daniel Bensaïd, Olivier Le Cour Grandmaison, Michel Pinçon… On connaît la suite : face à la mobilisation massive et à la paralysie totale des transports durant plusieurs semaines, le gouvernement Juppé retira son « plan ». Mais, dans le champ intellectuel, l’affrontement laissa des traces. Et ce clivage se retrouva avec assez peu de différences lors du référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005.

Aujourd’hui, si nombre d’intellectuels continuent de se faire les laudateurs des politiques néolibérales, certains semblent néanmoins, depuis la crise de 2008, avoir plus de mal à les défendre, en ayant l’air de redécouvrir la nécessité d’une régulation du capitalisme, voire… l’existence des classes sociales. Quelqu’un comme Jacques Julliard, par exemple, paraît actuellement sur cette voie. Il reste que la fin de « l’hiver » ne semble pas encore imminente. Notamment, si l’on regarde les déclarations des tenants du « retour à l’ordre » en matière de mœurs, par rapport aux exclus, aux « jeunes de banlieue », ou pire, actuellement, sur la « laïcité », ou l’islam… Un intellectuel tel que Pierre Bourdieu, disparu en 2002, manque donc cruellement à la gauche intellectuelle critique. Daniel Bensaïd également. Disparu en 2010, il écrivait à propos de l’auteur des Héritiers : « En retournant son propre capital symbolique contre le discours dominant de l’expertise et de la compétence, en détournant au service des dominés les stratégies de domination, Bourdieu légitimait une parole de résistance et répondait au vieil appel de Nizan de trahir la bourgeoisie pour l’homme. » Ce qui devrait demeurer le rôle – et l’honneur – de l’intellectuel. De gauche.

[^2]: La Trahison des clercs, Grasset [1927].

[^3]: La Production de l’idéologie dominante, Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, [1975], Démopolis, 2008.

[^4]: D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Léo Scheer, 2007.

[^5]: Cf. les Évangélistes du marché, Keith Dixon, Raisons d’agir, 2008.

[^6]: [1985], Les Prairies ordinaires, 2009.

[^7]: Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti, Fabienne Pavis.

Idées
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