« Chez nous, la liberté de la presse est quasi totale »

Sur les particularités de la procédure américaine, nous avons interrogé
Paul Fogel, juge à la Superior Court d’Alameda County (Oakland, Californie).
Il s’exprime ici à titre personnel.

Denis Sieffert  • 26 mai 2011 abonné·es

**Politis : L’exposition médiatique à laquelle a été soumis DSK est-elle courante aux États-Unis ?

Paul Fogel :** Oui, tout à fait, pour les personnes connues. Le premier amendement de la Constitution garantit une presse libre, et on ne peut cacher l’arrestation d’une personnalité à la presse. En revanche, les « victimes » (et la question est encore de savoir qui est la victime dans cette affaire) ont le droit à cacher leur identité au public jusqu’au procès. Mais cette identité est évidemment connue de la défense.

Caméras et appareils photo sont-ils toujours admis au cours des audiences ?

Plusieurs arrêts de la Cour suprême interdisent une prior restraint, c’est-à-dire une interdiction pour la presse de publier, et donc d’avoir accès à un événement public. Mais un juge peut imposer un gag order – une interdiction de parler à la presse des détails de l’affaire. En général, il a le pouvoir d’interdire des caméras ou des appareils photo dans la salle, ou de limiter leur utilisation.


L’audience devant le juge sur la prolongation de détention est-elle toujours publique ?

Chaque État a ses règles. La Cour suprême a rendu plusieurs arrêts qui ont établi le principe que la presse ne peut être exclue entièrement d’une audience, sauf en cas de menace pour la sécurité nationale ou d’autres circonstances similaires. En général, si l’audience est publique (ce qui n’est pas le cas au tribunal pour enfants et dans certaines affaires familiales), la presse a le droit d’être présente. Le droit de filmer dans la salle est limité afin que le juge préserve la vie privée des membres du jury et des témoins.

Combien de temps peut durer une détention dans les locaux de la police ?

En Californie, on doit obligatoirement passer devant un juge dans un délai de 48 heures après l’arrestation. Et le juge doit décider la mise en liberté si la police n’a pas établi de « probable cause » de la détention.

Quelles seront les étapes suivantes de la procédure ?

Cette affaire va se dérouler en plusieurs étapes : deux ont déjà eu lieu. La police a estimé qu’il y avait suffisamment de preuves pour décider une détention, puis la juge a refusé la demande de remise en liberté. La deuxième étape, c’est l’ indictment (la « mise en accusation »), qui a eu lieu mercredi : existe-t-il suffisamment de preuves ou de témoignages sous serment pour justifier un procès ? Existe-t-il une « probable cause » permettant de penser que le prévenu a commis un crime ? Les membres d’un « grand jury » ont examiné ces preuves dans une séance non publique. Ils ont entendu le réquisitoire du procureur. Et ils ont décidé l’inculpation. Mais la défense est exclue de cette phase. Ce qui fait d’ailleurs l’objet de critiques même au sein de la magistrature américaine. Dans d’autres États, on applique la méthode du preliminary hearing , un mini-procès public où les témoins sont entendus par le juge en présence du procureur et de l’avocat de la défense. Deux grandes différences, donc : la défense n’est pas exclue, et le public est présent. Troisième étape : le procès lui-même, devant un juge et un jury composé exclusivement de citoyens. Je passe sur les étapes suivantes : la possibilité d’un appel, le pourvoi en Cassation et le recours potentiel devant la Cour suprême des États-Unis.

Comment les jurés sont-ils choisis ?

Les membres du jury sont choisis par une procédure assez longue et compliquée. D’abord, plusieurs centaines de personnes sont convoquées ; il s’agit de citoyens des États-Unis ayant 18 ans ou plus, sans casier judiciaire, et étant résidents de la juridiction, par exemple, New York City. La convocation se fait au hasard, c’est-à-dire que c’est le tribunal qui envoie des lettres de ­convocation à, par exemple, 700 personnes ; seules 350 viendront au tribunal le jour de leur convocation. Parmi elles, 75 à 150 seront dirigées vers une salle d’audience pour être interrogées, et éventuellement 12 seront choisies, avec 3 à 5 remplaçants (si un membre du jury tombe malade, par exemple). Le processus prend plusieurs jours. Le but est de choisir des gens qui peuvent être objectifs… tâche assez difficile dans ce genre d’affaires.


Peuvent-ils être encore indépendants après un tel battage médiatique qui, du point de vue français, semble faire fi de la présomption d’innocence ?

Il y a beaucoup de jurés potentiels qui ont lu les journaux, qui ont regardé la télévision. Le processus vise à mettre en évidence les préjugés potentiels des jurés. Parfois, cela marche bien ; et parfois, les jurés cachent leurs opinions personnelles. Mais je pense que le système français, où les juges font partie des jurys, n’est pas meilleur, car les juges ont une forte influence sur les jurés. Il est vrai que la première phase donne la part belle à l’accusation. Mais DSK aura droit à un procès et il aura le droit de se défendre. Et il peut parfaitement être déclaré non coupable. On se souvient qu’en 1994 une publicité énorme et accablante avait précédé le procès de la star du football américain O. J. Simpson, après la découverte des corps de sa femme et d’un de ses amis. La télévision avait même diffusé en direct sa tentative de fuite sur les autoroutes de Los Angeles. Cela n’a pas empêché le jury de le déclarer non coupable au terme du procès.

Si, vu de France, vous avez le sentiment que la présomption d’innocence n’a pas été observée dans la toute première étape de la procédure, c’est que la police a estimé que les détails donnés par la victime présumée étaient graves. D’un point de vue juridique autant que social, il est juste que la parole d’une femme de ménage vaille autant que la parole d’une personne importante comme le directeur du FMI. Mais je peux vous dire que, s’il n’y avait pas d’autres preuves que la parole de la femme de ménage, DSK n’aurait pas été inculpé [^2].

[^2]: En l’occurrence, la mise en liberté sous de multiples conditions a été décidée par un juge, immédiatement après l’inculpation décidée par le « grand jury ».

Publié dans le dossier
Le regard américain
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