Comment la France veut tuer l’espace Schengen

La Commission européenne a donné raison à Paris, qui réclamait le droit de pouvoir refouler à sa frontière les migrants tunisiens en possession d’un titre de séjour temporaire. Une entaille dans un des piliers de la construction européenne.

Erwan Manac'h  • 5 mai 2011
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Comment la France veut tuer l’espace Schengen
© Photo : AFP / Jacques Loic

Des contrôles pourront être temporairement rétablis aux frontières intérieures de l’Europe en cas de mouvement migratoire « fort » et « inattendu »  : c’est la proposition de la Commission européenne, ce mercredi, qui a aussi modifié le « mécanisme d’évaluation des règles de Schengen » en instaurant des « inspections inopinées » aux frontières de l’Europe.

Cette annonce est une victoire pour la France qui avait réclamé le 22 avril que des « suspensions provisoires » de la libre circulation puisse être adoptées en cas de « défaillance systémique à une frontière extérieure » de l’Union. Depuis le mois de février, elle alimente une franche discorde avec l’Italie sur la question migratoire. Agitant la menace d’un « raz-de-marée », Paris était formellement opposé à l’accueil des nord-africains qui rejoignent l’Europe depuis la chute du régime de Ben Ali. Le ministère des Affaires étrangères français a ainsi promptement salué l’annonce de la Commission comme une « bonne base de travail » .

Les règles de l’espace Schengen garantissent théoriquement la libre circulation, mais la France procédait tout de même à des contrôles d’identité renforcés dans une zone de 20 kilomètres autour des frontières, depuis l’adoption d’une loi allant dans ce sens en 1993. Or, ce texte a été invalidé par une décision de la Cour de justice européenne au début de l’année. La France n’avait ainsi plus d’outil législatif sur lequel s’appuyer pour renforcer le contrôle des zones frontalières alors que le conflit libyen a entraîné le déplacement de dizaines de milliers de migrants qui pourraient prendre la direction de l’Europe. Les 30 avril et 1er mai dernier, 3000 migrants ont encore débarqué sur l’île italienne de Lampedusa.

L’Union se crispe sur la question migratoire

Les propositions de la Commission ont été défendues, à contrecœur, par Cecilia Malmström, commissaire européenne suédoise chargée des questions d’immigration. Elle a critiqué « les solutions populistes » préconisées par la France et s’est voulue très mesurée sur la latitude des Etats membre pour l’application de la future mesure. Les décisions, estime-t-elle, devront être prises par les 25 Etats de l’espace Schengen, « sinon on risque de mettre en danger tout le système » . Cette faveur à la France vise surtout, pour la commissaire, à tenter d’obtenir des « gestes d’ouverture », en contrepartie, sur le « paquet » asile qui doit être prochainement discuté au niveau européen. Paris avait exprimé son hostilité au projet.

Les pressions françaises ont donc abouti en apparence, mais la teneur réelle de la réforme dépendra des arbitrages, qui seront débattus in fine par les chefs d’Etats et de gouvernement réunis en sommet en juin. Ils devront notamment définir la notion de mouvement migratoire « fort » et « inattendu ». Des premiers éléments ressortiront le 12 mai, d’une réunion à Bruxelles des ministres européens de l’Intérieur.

Quoi qu’il en soit, les mesures ne devraient pas pouvoir s’appliquer pour contrer l’arrivée des Tunisiens qui débarquent sur l’île italienne de Lampedusa. C’est du moins la position de Cecilia Malmström qui estimait hier que l’arrivée des migrants nord-africains ne constituait pas un flux migratoire énorme justifiant la mise en œuvre de mesures exceptionnelles.

Blocage

En France, la situation reste bloquée pour les milliers de Tunisiens arrivés par la mer après la chute de Ben Ali le 14 janvier. L’Italie a remis aux migrants des titres de séjour provisoires pour raisons humanitaires, pour six mois. « Il y a un débat juridique très lourd sur le droit au séjour dans l’espace Schengen, estime Gérard Sadik, coordinateur à la Cimade sur la question du droit d’asile. Si ces documents sont de vrais titres de séjour, ils doivent garantir la libre circulation dans l’Union, sinon la France peut demander de justifier des conditions de ressources comme elle le fait. L’Italie et la France s’opposent sur cette question. »

Par ailleurs, la France a dépassé le délai qui lui était imparti pour transposer dans le droit français la « directive retour ». C’est notamment l’objet de la loi « Immigration, intégration et nationalité » adoptée mercredi par les deux assemblées réunies en commission mixte paritaire. Les associations – qui dénonçaient initialement la directive retour – peuvent ainsi l’utiliser pour faire annuler des décisions de reconduite à la frontière, en raison de la non-conformité du droit français par rapport au texte européen.

Dans le même temps, les interpellations de migrants se poursuivent, notamment à Paris, où 138 Tunisiens ont été arrêtés, mercredi, dans le bâtiment qu’ils occupaient dans le XIXe arrondissement. «  On a l’impression qu’à Paris, les Tunisiens sont recherchés par tous les moyens, estime Mylène Stambouli, présidente de l’ADDE, association d’avocats pour les droit des étrangers qui intervient auprès des Tunisiens. Nous avons vu des cas d’interpellation très divers.  » Une quarantaine de personnes ont été placées en Centre de rétention administrative, en attente d’une expulsion probable… vers l’Italie.


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