Déesse Ka

François Cusset  • 26 mai 2011 abonné·es

Il est midi à Manhattan. Un type sort de sa douche pour aller s’habiller et déjeuner avec sa fille, et là, dans sa suite d’hôtel de luxe, il fait des gestes déplacés, il agresse sexuellement, du moins on croit qu’il le fait, une femme de chambre passée faire le ménage, et en quelques heures c’est le système financier mondial qui se retrouve dans la tourmente, la scène politique et économique mondialisée qui est parcourue par une même onde de choc, tout le petit théâtre électoral d’une vieille nation arrogante qui est bouleversé, sa gauche décapitée, dévastée, balbutiant sur le coup de pauvres gaffes de machos, et sa droite qui n’ose pas se frotter les mains, ne sait plus si elle doit s’en féliciter…

Un déluge de commentaires submerge la presse et ses lecteurs dans les jours qui suivent, entre les bavardages des médias et les hypothèses incessantes des piliers de comptoir : est-ce un complot ? Un demi-piège ? Un acte manqué pour suicide politique ? Ou la révélation que l’hyperpouvoir n’est en fin de compte, derrière son abstraction, que la convulsion priapique de son représentant le plus coté, sa déchéance infâme ? On gamberge. On se souvient que le bonhomme n’en est pas à son premier coup, et que ces curés de Yankees n’ont pas tort de reprocher aux médias français de prendre ces histoires à la légère, de leur préférer le silence et l’autocensure. On ressasse l’hypothèse de la call-girl qu’il aurait commandée, si possible récalcitrante pour mieux pimenter le week-end, on se demande si la queue du puissant a touché ou non la bouche de la prolétaire, si les griffures retrouvées sur son torse velu sont compatibles avec l’hypothèse du consentement, s’il a joui ou juste fui, et aussi, chez les petits chefs innombrables, on se demande si on ne devrait pas désormais y réfléchir à deux fois avant de peloter la secrétaire ou de proposer à la stagiaire une promotion canapé.

Mais plutôt que d’en conclure que le pouvoir est toujours ce dont on abuse, ce qui met à disposition d’un seul les corps des subalternes, qui deviennent tous un jour ou l’autre le sextoy ou le marchepied des ambitieux, on préfère alors interposer les vieux clichés de la psychologie des peuples, du malentendu transatlantique, justice accusatoire contre présomption d’innocence, érotisme latin contre puritanisme anglo-saxon – en oubliant l’évidence : que l’agression n’est pas la drague, et qu’en principe la démocratie sexuelle, protection des faibles, s’applique également des deux côtés de l’océan.

À voir la violence supposée d’un tel droit de cuissage, et la chute d’un roitelet cloué au pilori public, on croit entrevoir au cœur de la pyramide des pouvoirs néolibérale, ou de la logique postmoderne, une bonne grosse strate féodale, grossière et intacte, sinon même favorisée par le mensonge de l’abstraction, par les leurres imbéciles du soft power. On est tiraillé, du coup, partagé entre le dégoût et le paradoxe, entre l’abjection d’un seul abus, d’un côté, la preuve que la femme sera toujours le paillasson d’un pouvoir d’hommes, et cette figure emblématique du faible (l’immigrée guinéenne femme de chambre) soumise aux caprices du fort, si du moins sa culpabilité est démontrée, et, d’un autre côté, le trouble ressenti à la vue d’un omnipotent structurel, d’un homme qui décide du destin de pays entiers, soudain piteux, défait, menotté, impuissant, jeté dans la pire prison du pays et dans les caniveaux de l’histoire.

On se demande si, à l’âge des sites de rencontre et des petites terreurs au bureau, tout ne serait pas sexuel, en fin de compte, bien au-delà de la métaphore : le patron du grand fonds culbutant la femme de chambre, la justice américaine et son phallus légal culbutant le patron, l’institution dont il était le patron culbutant la population grecque et celle de tant d’autres pays auxquels elle impose une curée, sodomie ou saignée, on ne sait plus. On sait qu’il y a de tout cela, hybridation de tragédie grecque et de comédie de mœurs, de série policière new-yorkaise et de chute du chef retrouvé nu et impudique au fond d’un boudoir, comme nos politiciens il y a cent ans.

On essaie de garder la tête froide, de se rappeler qu’une fois mis dans le « shaker » de l’hypermédiatisation immédiate, avec suivi à la seconde sur le Net et élucubrations ou ahurissements des uns et des autres, la vieille scène du pouvoir ressemble plus que jamais à une mauvaise farce, et qu’elle est pourtant bel et bien, pathétiquement, cette mauvaise farce. Une farce tragique, pas seulement pour les socialistes français achevés d’un seul coup de queue, réel ou supposé, mais aussi pour les milliards d’esclaves qu’on prie jour après jour de bien vouloir accepter leur esclavage au nom de la nécessité du pouvoir, du respect qu’ils devraient à un pouvoir juste, représentatif, sobre et courageux. Et pourtant, même tragique, même troublante, même à double ou triple lecture, l’affaire ne peut pas ne pas faire rire, rire de ce rire qui émancipe, qui est la force des faibles, qui substitue aux histoires officielles les histoires d’en bas, des gens d’en bas, si effectivement la déesse Ka, totem ventru du capitalisme expert, peut finir ainsi en nouveau code grivois, en nouvel acronyme en vogue pour temps de harcèlement : « Eh, tu te rends compte, il lui a fait une dsk ! »

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