La mémoire des barbelés

La photographe Nicole Bergé arpente le camp de Rivesaltes, où furent enfermés les « indésirés » des Républiques et de Vichy. Elle en tire une très belle exposition. Visite guidée.

Marion Dumand  • 19 mai 2011 abonné·es

Nous sommes à Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales, non loin de la frontière espagnole. La photographe Nicole Bergé ^2 nous a donné rendez-vous près des éoliennes, face aux stèles. Des stèles, il y en a, devant le camp Joffre. À chacun la sienne, plus ou moins imposante, le long de la route. Juifs, Espagnols, gitans, harkis. Il y a ceux qui ont failli ne pas l’avoir, comme les sans-papiers. Et ceux qui ne l’ont pas eue : soldats allemands, Algériens du FLN, militaires de Guinée ou d’Indochine… La liste s’étire comme le camp s’étale. Sur ces 600 hectares de garrigue, tous n’ont pas été logés à la même enseigne, mais chacun l’a été quelque part. De A à P, c’est presque un alphabet entier d’îlots, entourés de barbelés, qui a été créé en 1938. Nicole en maîtrise la langue, elle qui aime peu les mots écrits. Depuis 2005, elle en a arpenté les allées et recoins, ramassant chaque objet, chaque moins qu’objet : bout de ferraille, godasses, bouteilles et tessons, cuillères et serrures… De cet inventaire à la Prévert, celui de Barbara et de la guerre, elle a conçu une exposition, juste et profonde. « Savoir une chose comme l’ayant vue » , nous suggère-t-elle. Allons voir, alors.

« Ils sont morts, tous les gens de la liste ? » L’enfant fait face aux deux marbres massifs qui entourent la stèle à la mémoire des 2 313 Juifs déportés du camp de Rivesaltes vers Auschwitz. Nicole se souvient de la question, et de sa réponse : non, eux, ils sont venus inaugurer la plaque. La deuxième, car la première, posée en 1994, avait été détruite. Trois ans après, c’est le camp lui-même qui est menacé. Collectif, pétition. En 1997, l’élection de Christian Bourquin (PS) au conseil général met fin à la menace et lance le projet de mémorial sur l’îlot F. Cela méritait bien d’être gravé dans le marbre. Non loin de là, le « M » fonctionnait encore sous l’appellation de centre de rétention administrative (CRA). L’un des plus importants de France. Il a été fermé en 2007. Ou plutôt « déménagé, comme le note ­l’historien Nicolas Lebourg, « afin de ne pas entrer en une sinistre résonance avec le musée-mémorial en préparation sur ce site » . Et de préciser : « Ce déménagement a permis son agrandissement. » Au moins, et grâce à la Cimade, le CRA n’aura pas sombré hors mémoire, à défaut d’être dans le mémorial. Une porte munie de barreaux et un court texte témoignent du passage de ces milliers d’hommes et de femmes. C’est Nicole qui les a réalisés, sans en être tout à fait satisfaite : « La porte a été grattée, pour révéler la rouille. Je l’aurais préférée métallique : il ne s’agit pas du passé. Mais, quand on regarde à travers, on voit le camp. » Pardon, le centre. Nous y allons. Panneaux militaires, interdiction d’entrer. Il est là, entouré de lauriers-roses et de grillage. Dans le couloir étroit, on marche sur des portes, des bouts de plafond. De part et d’autre, des chambres minuscules sont tapissées de débris, de matelas en mousse. Dans l’îlot M, où il n’y eut pas de détenus, il y eut pourtant des évadés, raconte Nicole. Allez comprendre.

Direction l’îlot F, où devrait se dresser le mémorial. Le conditionnel reste de rigueur : le permis de construire vient d’être refusé. Des baraques entourent un grand vide, l’ancienne cour d’appel. Nicole nous fait sortir des allées. « Au début, tous les visiteurs ont le même réflexe, suivre les chemins. Moi, j’y ai fait des zigzags, sillonné le moindre mètre carré. » La nature revenue submerge ; l’odeur du thym, les fruits des amandiers égarent. Mais la terre fut longtemps nue, rappelle Nicole. Pour elle, un bête talus marque le passage de l’ancienne voie ferrée. C’est par là que sont arrivés des Juifs expulsés d’Allemagne en 1940 ; qu’ils en sont repartis, avec des Juifs français, des réfugiés espagnols, des gitans, vers les camps de la mort. C’est ici que Nicole a trouvé une armature de sac à main. « Sans aucune preuve, je la relie directement à ces convois, à ce qui, dans l’histoire du camp, est le plus terrible. » On scrute le sol ; Nicole y glane, sans cesse courbée.

Pourtant, cet endroit, elle l’a d’abord survolé, découvert de loin, d’un avion, en 2004. Une marque dans le paysage. Elle y retourne, d’abord pour une formation aux métiers du bâtiment, dans la partie du camp qui y est dévolue depuis l’après-guerre. Puis embauchée par le conseil général pour procéder à un inventaire photographique. « Je ne connaissais rien aux camps. » Bien plus aux motos, à la danse et aux photos. « Alors j’ai cherché, pour comprendre, j’ai cherché la trace de l’humain, de l’individu. »

Cette recherche l’a menée à Jérusalem chez une ancienne infirmière de l’Organisation du secours aux enfants, qui avait travaillé à Rivesaltes. En Allemagne, à la rencontre d’un ancien détenu allemand. À Terezin, parce que les camps mènent aux camps, et qu’elle se moque d’un certain « chauvinisme » concentrationnaire. Cette recherche, surtout, l’a conduite à ce travail rare de collecte et d’installation. « Est-ce que j’ai le droit ou non d’utiliser ces objets ? La question, évidemment, se pose. » Une autre aussi : ces résidus de quotidien, ces petits bouts de rien, qui donc les aurait sauvés ?

Nicole ne les met pas tous dans le même sac, elle les a trouvés dans le même camp, et en chacun réside la trace d’une personne. Pour l’instant, l’exposition « Savoir une chose comme l’ayant vue » occupe une grange, dans l’attente d’autres lieux [^3], d’un livre. On s’y glisse entre des caisses en bois regorgeant d’objets. Et on découvre. Une gracieuse danseuse en fil de fer. Un tas de lettres, pêle-mêle, au sol, celles du camp Joffre. Des serrures à travers lesquelles se devinent des mots anciens. Une table de tessons lumineux, qui recouvrent des photos récentes. Des barbelés sur nos visages : « Avec des morceaux de toiture , explique Nicole, j’ai construit un caisson dans lequel j’ai placé au fond un miroir. Chaque visiteur peut s’approcher et découvrir son visage à travers cette grille dangereuse et coupante. Pour personne, rien n’est jamais acquis. Qui d’entre nous peut être complètement assuré de ne pas vivre un jour un drame comme celui du camp de Rivesaltes ? Qui peut être sûr de ne pas avoir à fuir un jour son pays ? » Face à cet « Autoportrait », nulle échappatoire  : nous nous reflétons tous.

[^3]: Pour accueillir l’exposition, contacter Nicole Bergé ou l’association Calidées.

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