« Le Gamin au vélo » : « La psychologie est inutile »

Les frères Dardenne signent un film chaleureux et doux, avec une Cécile de France tout en bonté.

Christophe Kantcheff  • 19 mai 2011 abonné·es
« Le Gamin au vélo » : « La psychologie est inutile »
© Photo : Christine Plenus

Politis : Du « Gamin au vélo », votre nouveau film, émane un sentiment inhabituel de douceur, comme si on se trouvait là dans une Belgique où il fait bon vivre…

Luc et Jean-Pierre Dardenne : Ce sont des lieux, à Seraing, où nous avons pourtant déjà tourné, en particulier la Promesse, le Fils, et l’Enfant , mais c’était l’hiver. Le soleil et la verdure changent tout. Nous voulions tourner en été parce qu’il y a une scène importante dans le film avec un arbre, et nous voulions des feuilles à cet arbre. Et puis, cette lumière et cette chaleur conviennent à l’histoire que nous racontons. Nous n’avions pas envie que le garçon souffre sur son vélo à cause des éléments naturels, de la pluie ou de la grêle par exemple. Sans nier la rudesse de la réalité, nous voulions écarter ce genre d’obstacles. Nous voulions que le spectateur sente la chaleur sur les corps, sur les visages, sur ce qui les environne, et que cela soit en harmonie avec la chaleur qu’apporte Samantha, interprétée par Cécile de France.

Vous n’aviez jamais filmé une femme comme vous filmez Cécile de France, avec cette sensualité…

Non, d’habitude, les personnages sont engoncés dans leurs vêtements, parce qu’il fait froid. Nous avions envie de changer. De même, nous n’avions jamais tourné avec une actrice connue. Nous ne savions pas comment cela se passerait et si nous arriverions à « casser » les images d’elle qui venaient des autres films.

Commet avez-vous choisi le gamin, Thomas Doret, qui s’avère être un acteur extraordinaire ? Quand vous repérez un petit garçon avec de la personnalité, qu’est-ce qui vous persuade qu’il sera un si bon acteur ?

Nous avons fait des séances de casting et vu de très nombreux garçons pendant plusieurs jours. Thomas était le cinquième garçon que nous avions vu dès le premier jour. À chacun, nous avons demandé de jouer la première scène du film devant une caméra : quand l’éducateur dit à Cyril que son père ne répond pas au téléphone, tandis que le gamin veut faire le numéro lui-même, prend le combiné et que personne, effectivement, ne lui répond. Thomas a eu cette force de faire exister la présence de quelqu’un d’autre au bout du fil. C’est le seul qui ait réussi cela, et qui a pu le refaire avec précision deux ou trois fois. Voilà ce qui nous a convaincus.

Dans vos films, les pères sont à problèmes. Ils sont absents,
déficients ou maltraitants. Ici, le père (joué par Jérémie Renier) abandonne son fils
à lui-même, le fuit. Pourquoi
cette récurrence ?

Il doit y avoir chez nous des raisons psychanalytiques… (Rires).

Cette fragilité des pères, qui les rend incapables de transmettre, en particulier à leurs enfants, ne dit-elle pas quelque chose sur l’état d’une société ?

Dans un film de Ken Loach, Raining Stones , une fille deale de la drogue, et un jour, son père, chômeur, est en grande difficulté, il ne peut plus travailler au noir ; c’est elle qui lui donne de l’argent, et il pleure. C’est une scène très forte. En ce qui nous concerne, quand nous sommes revenus, à la fin des années 1970, dans la ville où nous avions vécu notre jeunesse, Seraing, une ville ouvrière où, comme partout, le prolétariat s’est décomposé, nous avons fait des portraits vidéo des gens de la cité HLM, à qui nous demandions de parler d’une injustice contre laquelle ils s’étaient battus durant leur vie. Et, tous les samedis et dimanches, on projetait ces portraits devant les habitants de la cité. La crise avait profondément modifié la ville. Des rues étaient abandonnées, des magasins vides, les usines désaffectées. Nous avons fait beaucoup de portraits de jeunes qui vivaient ­isolés, éventuellement en prise avec la drogue… C’est là que nous avons vu qu’une transmission ne se faisait plus. Nous étions tout imprégnés de cela quand nous avons fait la Promesse , et c’est de toute évidence resté en nous jusqu’à aujourd’hui.

À propos des motivations des personnages, pourquoi vous méfiez-vous des raisons psychologiques ? Notamment à propos de Samantha, qui recueille le gamin ?

Quand on nous demande : « Pourquoi fait-elle cela ? », notre réponse est simple : elle le fait parce qu’elle le fait. Lorsqu’ils se rencontrent, le gamin se jette sur elle, la serre jusqu’à lui faire mal, et Samantha lui dit : « Tu peux rester mais ne me serre pas aussi fort »  : cela doit être suffisant pour pousser cette femme à faire ce qu’elle fait. C’est notre pari de cinéastes. Pas besoin d’explications du type : c’est une femme qui n’a pas eu d’enfant, ou qui en a perdu un, etc. Il nous semble que ces ressorts psychologiques ne sont pas nécessaires pour mettre en route Samantha.
En fait, le problème, ce n’est pas la psychologie en tant que telle, c’est quand la psychologie explique tout. Quand les spectateurs veulent avoir une explication totalisante des faits et gestes d’un personnage.
Dans une société où tout est fait pour que règne la peur, le besoin de sécurité, l’égoïsme, nous espérons que ce qu’accomplit cette femme à l’écran peut résonner chez les spectateurs. Ce n’est d’ailleurs pas sans lien avec le poème de Victor Hugo, « les Pauvres Gens », dont Robert Guédiguian vient de faire un film [ les Neiges du Kilimandjaro , également à Cannes cette année, dans la sélection Un certain regard, NDLR] : une mère de famille désargentée y recueille deux orphelins tout en se demandant si son mari va les accepter lui aussi. Quoi qu’il arrive, elle le fait.

Le film montre notamment
que le besoin de reconnaissance et d’amour, chez le garçon,
peut l’entraîner sur des terrains dangereux, aussi dangereux que le besoin d’argent par exemple…

Dans sa situation, ce gamin est prêt à beaucoup de choses pour être reconnu et aimé. Il a besoin de s’affilier, d’une certaine manière, pour exister. Samantha est celle qui donne l’amour, mais qui rappelle également la loi. Elle lui donne une place sans chercher à le séduire ou à lui faire plaisir. Elle n’est pas flatteuse, elle lui dit la vérité. Elle le met en face de choses difficiles à entendre et à voir. Mais en faisant cela, elle veut lui donner l’enfance qu’il n’a pas.

En fait, le personnage
de Samantha n’est pas bon, c’est un être moral avant tout…

Mais nous n’avons pas de problème avec la bonté ! Car trop souvent on associe la bonté et la niaiserie. Ce n’est pourtant pas la même chose.

Sans révéler la fin :
la vouliez-vous magique
ou tout simplement ouverte ?

En fait, ce qui arrive à notre personnage est arrivé dans la réalité, lors d’un match de football, avec un joueur du Paraguay ou de l’Uruguay ! Il n’y a rien de magique. Le pire n’est pas toujours sûr.

Culture
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