« On abandonne l’enfance en difficulté »

Le 19 mai, le Sénat a voté un projet de loi qui bouleverse la justice des mineurs et abdique le travail éducatif en accélérant les procédures. La réaction de la magistrate Catherine Sultan.

Ingrid Merckx  • 26 mai 2011 abonné·es

**Politis : Le 19 mai, le Sénat a voté un projet de loi qui instaure des jurés populaires mais aussi bouleverse la justice des mineurs. Il pourrait être validé par le Parlement à partir du 20 juin. Pourquoi cette précipitation ?

Catherine Sultan :** C’est une décision purement politique qui intervient dans un climat d’indifférence générale. L’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF) et les juges des enfants, très inquiets de cette réforme, s’étaient résolus à un dialogue. L’AFMJF a d’ailleurs préparé un projet de réforme de l’ordonnance de 1945 [qui régit la justice des mineurs]. Or, tout d’un coup, ce texte de loi sort, sans aucune concertation, et bouleverse la justice des mineurs. Un exemple : la Loi sur la sécurité intérieure, dite Loppsi 2, a instauré la comparution immédiate pour les moins de 18 ans. C’était déjà très inquiétant, mais elle en faisait un outil spécifique pour certains. Le texte voté au Sénat généralise le principe de la comparution immédiate à tous les mineurs. C’est autrement plus grave ! Le modèle de justice des mineurs auquel nous sommes attachés et qui inspire quantité de juridictions étrangères vole en éclats.

Que devient le rôle du juge des enfants ?

Le juge des enfants est complètement désarmé, il n’existe plus. Il perd ce rôle de juge de la continuité et de l’individualisation qui fait son travail en présentenciel en disant au jeune : « Vous serez jugé par rapport à votre acte mais en tenant compte du chemin que vous allez faire entre aujourd’hui, où l’on prend des mesures provisoires, et dans six mois, quand vous aurez des comptes à rendre à la justice. On vous juge en tant qu’être humain capable d’évoluer… ». Désormais, dès l’âge de 13 ans, le procureur citera le mineur devant le tribunal pour enfants. Le travail préparatoire fondé sur une rencontre entre un juge, une famille, un enfant, des professionnels, éducateurs et autres, qui s’engagent, disparaît. Quand le rapporteur du texte, Jean-René Le Cerf, assure qu’il a sauvé le juge des enfants en en faisant le président du tribunal correctionnel, il montre sa méconnaissance du métier. Un juge des enfants n’est ni une figure ni un titre : c’est une manière de faire. Le juge du tribunal va se retrouver devant des jeunes qu’il ne connaît pas et examiner des mesures qu’il n’aura pas mises en œuvre. Il n’aura que l’apparence d’un juge des enfants.

Ce texte s’inscrit-il à la suite de la loi sur les peines planchers ?

Oui, avec cette différence que la loi sur les peines planchers laissait aux juges une marge de manœuvre. Elles sont d’ailleurs très peu appliquées dans les tribunaux pour enfants. Le projet de loi actuel vient modifier la manière dont les juges seront saisis. Ils n’auront plus d’autre choix que de renvoyer les plus de 16 ans récidivistes devant le tribunal correctionnel pour enfants. Et c’est le parquet qui décidera du type de poursuite.

En quoi consiste le « dossier de personnalité » ?

À l’origine, le dossier de personnalité est une très bonne pratique, mise en place par les juges, qui consiste à réunir les renseignements concernant un jeune pour améliorer les mesures prises à son endroit. Le projet de loi détourne cet outil : sous contrôle du parquet, le dossier de personnalité est utilisé comme un simple éclairage d’une personnalité pour accélérer les procédures et échapper à la nécessité des mesures éducatives. Il est utilisé pour juger plus vite et non pour juger mieux.

Quelle est la logique de ce projet de loi ?

Mettre les juges à l’écart, donner le pouvoir au parquet, anéantir cette justice particulière, attachée à la personne, et détourner le travail éducatif. Pilier du droit constitutionnel, la priorité éducative ne disparaît pas, mais elle perd sa substance. On entend élargir le placement en centre éducatif fermé pour mettre plus facilement en prison alors qu’on avait surtout besoin de revitaliser les foyers éducatifs, les internats, les services de milieux ouverts renforcés… On cherche à multiplier l’usage des bracelets électroniques, ce qui revient à remplacer l’enfermement par le confinement. Un adolescent délinquant est à la recherche de l’adulte juste qui va lui dire : « C’est interdit, mais voici ce que je fais pour répondre à tes difficultés. » J’ai proposé à un jeune de 16 ans de l’envoyer marcher 1 800 km via un centre éducatif renforcé pour se dépasser et passer à autre chose. Il a fini par accepter, mais il avait d’abord rétorqué : « Mettez-moi un bracelet électronique ; comme ça, je reste avec à la maison avec maman… » Le bracelet est d’un pessimisme consternant : le jeune est renvoyé à son inertie et à ses difficultés, et l’adulte renonce à ses responsabilités. Avec ce projet de loi, les adultes se désengagent et abandonnent l’enfance en difficulté. On était jusqu’alors bien plus interventionnistes !

N’y a-t-il pas aussi une volonté d’accélérer les procédures ?

Si, c’est l’idée que, pour que ce soit plus efficace, il faut aller plus vite. Un contresens total : la justice des mineurs doit être très réactive, mais cela ne veut pas dire juger plus vite. Dans notre projet, on s’engage à ce qu’un jeune auteur d’un délit soit mis devant un juge immédiatement, au plus tard dans les deux mois. Mais après, s’enclenche un processus dans lequel le jugement doit arriver au bon moment. Le temps, c’est le nerf de la guerre. Mais cela réclame des moyens. Or, l’État ne cesse de signaler son retrait.

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