Antigone de Palestine

Adel Hakim met
en scène la pièce de Sophocle
à Jérusalem-Est. Reportage.

Gilles Costaz  • 2 juin 2011 abonné·es
Antigone de Palestine
© Antigone, actuellement en tournée à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron, Bethléem, Jérusalem, jusqu’au 20 juin. Représentations à Ivry (01 43 90 11 11) et tournée en France du 5 mars au 25 mai 2012. Photo : Nabil Boutros

Jérusalem-Est, au coin de la rue Salah El-Din, non loin de la Vieille Ville. Une pancarte discrète indique le Théâtre national palestinien. On emprunte la voie Ali Ibn Ali Tieb pour accéder à une longue, basse et modeste bâtisse. Mais, à l’intérieur, la salle aux fauteuils rouges est grande et belle. Ce soir, tout un monde passionné occupe le foyer. On donne Antigone de Sophocle, en arabe mais surtitré en français. Car la production est franco-palestinienne. Et c’est toute une histoire de théâtre qui vient de commencer et se poursuivra l’an prochain en France, et peut-être plus longtemps encore.

Au départ il y a, en 2009, la rencontre chaleureuse entre les acteurs palestiniens qui viennent jouer au Théâtre des Quartiers d’Ivry le Collier d’Hélène , de Carole Fréchette, sous la direction de Nabil El Azan, et les directeurs de ce centre dramatique, Adel Hakim et Élisabeth Chailloux. Certains comédiens restent plus longtemps et participent à des ateliers. Adel Hakim rêve alors de monter une création commune au Théâtre national palestinien et à son propre théâtre. Pas simple. Il y a les difficultés financières qu’on imagine et tous les blocages qui peuvent surgir à tout moment.

Le Théâtre national palestinien, que dirige Jamel Gosheh, existe depuis 1984. Il n’a aucune subvention. Il dispose d’un lieu mais ne peut salarier de comédiens permanents. Il ne reçoit pas d’aide de l’Autorité palestinienne, à laquelle il est interdit de financer des institutions à Jérusalem. Il n’en sollicite pas auprès d’Israël, pour des ­raisons évidentes. « À tout moment, le théâtre peut s’arrêter, dit Jamel Gosheh. Mais nous continuons. À chaque projet, les sources financières sont différentes. » Les coopérations se font avec le monde arabe, l’Europe et l’Amérique. Les festivals arabes n’ont pourtant pas la cote auprès de la troupe. « On nous reçoit à titre d’événement, pas comme une équipe venant présenter une œuvre artistique » , dit l’un des acteurs. Les aides sont surtout venues d’Italie, du Canada, de France et des États-Unis.

Dans le contexte d’occupation, même la formation des comédiens a disparu. Et les ateliers que créent parfois des ONG font mourir de rire les professionnels. L’arrivée de professeurs italiens a changé la donne. « En quelques mois, les pédagogues italiens ont plus fait que tous ces gens des ONG » , souligne l’un des responsables.

Faire connaître les auteurs palestiniens est une autre tâche ardue. Il y en a parmi nous, ce soir, à Jérusalem : l’un des acteurs du spectacle, Kamel Al Basha, et le directeur du théâtre d’Haïfa, Riad Masarwi, dont la pièce les Impuissants vient de paraître en français aux éditions Théâtrales.
Adel Hakim – revenons à lui – est un Français d’origine égypto-libanaise. Il parle arabe, connaît ces univers, ces cultures, l’actualité terrible de la Palestine. Il pense à Antigone de Sophocle et obtient l’adhésion du Théâtre national palestinien – et de 38 membres du conseil d’administration – sur ce grand classique qui n’est pas connu de la nouvelle génération. Le choix des acteurs est ensuite un travail de longue haleine. Hakim garde les comédiens qu’il connaît, notamment Hussam Abu Eisheh, qui joue avec l’ambiguïté nécessaire un Créon politicard, Alaa Abu Garbieh, Kaml Al Basha, Mahmoud Awad, Daoud Toutah. Il découvre, au terme de recherches faites par des auditions sur place et des visionnages de documents filmés, une merveilleuse Antigone de 25 ans, Shaden Salim, qui est actrice professionnelle, et une Ismène émouvante, Yasmin Hamaar, qui est également avocate.

Yves Collet conçoit un décor de plateau surélevé et de mur percé de meurtrières, tendant à l’abstrait et à l’épure. « Le fait d’avoir été là, d’avoir vu les colonies, a modifié mes dessins, dit Collet. Et j’ai intégré de petites fulgurances du quotidien que j’ai prises ça et là dans le pays. Les gens du Théâtre palestinien ont tout réalisé parfaitement. Et c’est un décor lourd comme ils n’en avaient jamais fait. »

Antigone de Sophocle, on le sait, c’est la rébellion d’une jeune femme contre une loi qui interdit l’inhumation d’un frère tué au combat. Les correspondances avec la situation des Palestiniens sont multiples. Pour Hussam Abu Eisheih, l’interprète de Créon, la pièce se joue avec la souffrance qu’on éprouve chaque jour sous l’occupation israélienne : « Nous sommes constamment dans cette tragédie. Notre expérience personnelle nourrit les personnages. J’ai été prisonnier pendant quatre ans, mes enfants ont également été faits prisonniers, ma maison a été saisie… Quand nous jouerons à Paris, ce sera un acte artistique mais aussi un procès fait au pouvoir qui nous opprime. » Plus jeune, Alaa Abu Garbieh perçoit d’autres résonances : « Pendant des semaines, je n’ai rien compris à la pièce. Quand les révoltes arabes ont surgi, quand j’ai tout suivi sur Facebook, le texte s’est éclairé. » Celle qui porte le rôle d’Antigone, Shaden Salim, ajoute à ces échos celui de la cause des femmes : « J’habite à Ramallah et, tous les jours, il y a une tragédie au check-point. La douleur et la colère sont déjà là, en moi. Il y a aussi la question de la place de la femme : elle doit être l’égale de l’homme. J’y pense en jouant Antigone. »

Devant un mur percé de cent ouvertures, les acteurs sont en costumes d’aujourd’hui. Seule Antigone troquera sa veste de survêtement à capuche contre une longe robe blanche, celle de l’innocence et du sacrifice. La musique du trio Joubran donne, par instants, des ondes d’émotion et de plainte. La vision d’Adel Hakim lie Sophocle au monde actuel mais ne le relie à aucun événement ni à aucun personnage. Du moins de façon visible. C’est Sophocle (dont Hakim a traduit lui-même le texte, pour les sous-titres) qui parle, s’étonnant de la folie guerrière des hommes et disant son amour pour les victimes. La lumière a les bleus sombres des nuits de Jérusalem. Tout est exprimé, dans le jeu nerveux doublé d’une mise en scène à la délicatesse de pinceau, sans qu’on déplace le génie grec : la douleur intime et le mensonge des puissants.

La production de cette Antigone n’aurait pu se faire sans le soutien d’un certain nombre de théâtres français. Une douzaine de directeurs étaient présents le premier soir, beaucoup du Groupe des 20, qui, en Île-de-France, réunit des lieux hostiles au star-system, d’autres venus des régions. Sur l’idée, ils s’étaient engagés à prendre une ou plusieurs représentations du spectacle. Après l’avoir vu, ils entendent amplifier leur action. « Ce n’est pas aisé de proposer un spectacle en langue arabe, mais beaucoup d’entre nous le feront pour la première fois, disent-ils. Nous ferons beaucoup de sensibilisation en milieu scolaire, si possible avec les acteurs palestiniens. » Ils assurent qu’une aussi longue tournée en mars 2012, sans doute suivie d’une autre en novembre, c’est une première dans le système français, et l’on veut bien les croire.

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