On les appelait « les Manu »

Le Musée d’art et d’industrie
à Saint-Étienne présente une riche exposition consacrée à l’épopée
de Manufrance.
Grandeur et gâchis.

Jean-Claude Renard  • 2 juin 2011 abonné·es

Ça remet loin. En 1888, la Superbe roule sur le macadam. Il s’agit de la première bicyclette aux lignes courbes de sorte à éviter les trépidations. En même temps, le fusil Idéal, sans chien, à percussion centrale, aux courbes non moins mutines, tire deux coups. Deux objets que l’on qualifierait aujourd’hui de design (expression, en réalité, dénuée de sens). Deux objets sortis des usines de la Manufacture française d’armes et de cycles, située à Saint-Étienne (Rhône). Une fabrique créée trois ans plus tôt par Étienne Mimard, fils d’armurier et féru de mécanique, associé à Pierre Blachon, lui aussi armurier. Dès la création du site, Mimard propose un catalogue, favorisant la vente directe, en France et à l’étranger, le Tarif-album (qui deviendra le fameux catalogue Manufrance) et fonde le mensuel le  Chasseur français , destiné à la famille, et consacré à la chasse, à la pêche, au bricolage, à la décoration, à l’habillement (on y lira plus tard, en 1945, des petites annonces matrimoniales très appréciées).

Sans balbutier, à ses premiers pas, la maison est envisagée de façon globale, de la production de l’objet à sa diffusion, jusqu’à la mise en place d’une véritable stratégie commerciale, comprenant une fidélisation de la clientèle et un système de promotion auquel contribue le magazine (qui tirera jusqu’à 800 000 exemplaires) et les catalogues.

À la toute fin du XIXe siècle, sur 200 000 m2, l’usine rassemble déjà près de 3 000 ouvriers, 600 dactylos et livre plus de 35 000 articles. Dans l’entre-deux-guerres, elle impose une organisation scientifique et quasi militaire du travail. Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. En 1937, la « grève des cent jours » paralyse l’entreprise. Les ouvriers s’insurgent justement contre une gestion du travail trop autoritaire. Le site se fait bastion syndical, creuset de revendications.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Manufacture devient Manufrance (1947). Elle connaît une production en masse de plus en plus diversifiée et tournée vers les besoins de « modernité » pour une clientèle friande de nouveautés qui en découvre la publicité dans le  Chasseur français , traquant dans chaque numéro « la bonne affaire du mois » . La production des ateliers se pare de couleurs pop, dans l’air du temps. En 1969, représentant la moitié des salariés, en grève, les femmes revendiquent l’égalité des salaires et de meilleures conditions de travail. À l’orée des années 1970, dans la valse de directeurs peu brillants dans leur gestion, l’entreprise traverse de graves difficultés. La consommation par correspondance s’effondre, les grandes surfaces se multiplient, le client achète différemment. Plus dure sera la chute. En 1977, un plan social pousse aux licenciements puis à la liquidation des biens. Ratages et gâchis. La « manifestation des 100 000 » dans les rues de « Sainté » ne changera rien. Suivra la création de la SCOPD, tentant de reprendre la fabrique, pareillement liquidée, en 1985. Fin de partie.

À grand renfort d’objets, de l’Hirondelle aux machines à écrire Typo, de la TSF à l’aspirateur, des machines à coudre aux horloges, de la raquette de tennis aux couverts de table, des armes au mobilier, à grand renfort aussi de diaporamas (en 3D, sur le fonctionnement de l’usine à ses débuts), d’affiches, de pages de catalogue, de tracts, de photographies, c’est toute l’épopée Manufrance que retrace aujourd’hui le Musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne, sous la houlette de Nadine Besse, conservatrice. Une ­histoire industrielle, économique, sociale. Humaine. Tragique. Aux résonances contemporaines. Qui se ressent toujours dans les plis et replis du Forez, aux stigmates prégnants. Déployée le long d’un siècle, l’exposition (sur 700 m2) s’avance ainsi vers le drame d’une entreprise, des prémices prospères aux agonies. Aux épilogues des Trente Glorieuses, quand Manufrance s’enfonce dans une mort à crédit.

Exactement ce que livrent en images, parallèlement, les travaux photographiques de Roger Oleszczak, exposés (symboliquement) au Musée de la mine, sublimes, âpres, consacrés aux dernières années de Manufrance, suivies par ce seul photographe autorisé alors sur le site, de 1978 à 1983, admis par les ouvriers à témoigner des tensions. Des tensions en noir et blanc qui remplissent l’objectif, animent chaque composition, souvent taillée dans l’empathie. Trognes d’ouvriers déterminés, sueur et manifs, casquettes et moustache, besognes au-dessus de la machine, moments de luttes et scènes d’occupation, prise d’assaut de la préfecture et bribes anecdotiques, comme la visite de François Truffaut, dans le creux des usines en révolte, à l’occasion des 5es Rencontres cinématographiques de Saint-Étienne, en 1983. Visite d’un monde en souffrance, d’un monde nié. Qu’on appelait les « manu ».

Culture
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