Parole d’évalué

François Cusset  • 30 juin 2011 abonné·es

Grosse chaleur, anormale pour un mois de juin : heureusement, les archivistes météo et les statisticiens nous détaillent aussitôt ce record et ses précédents, rien de très rafraîchissant mais au moins nos suées s’inscrivent dans une histoire. À l’école de ma fille, en petite section de maternelle, le maître au bel accent du Sud me remet un livret d’évaluation plein de rubriques bavardes qui listent tout ce qu’à 3 ans elle sait faire, ou doit savoir faire. L’aînée, elle, a droit à une évaluation dans un sabir de pédago-bureaucrates bien éloigné de la vision qu’on se faisait de sa classe de CP. Mais il faut évaluer, répètent-ils, pour repérer les canards boiteux, ou les graines de délinquant, et pour faire sa petite cuisine afin de classer le môme, ce que fait le parent le mors aux dents, puisque l’école en théorie n’en a pas le droit. 
Je rase les murs de l’avenue, balayée par ses caméras de surveillance, passe devant le gymnase qu’occupent toujours les jeunes Tunisiens sans papiers, assiégé par des flics à jumelles et des bleus en train d’installer des barrières.



 À déjeuner, entre une blague sur le vin du mois (qui résiste encore et toujours à l’évaluation) et un dialogue inquiet sur l’alimentation supposément hypersanitaire qui n’en tue pas moins (graines bios allemandes ou steaks hachés du terroir), on passe en revue les déboires sentimentaux et les désarrois professionnels des copains communs, en se surprenant à y ressentir moins le plaisir du ragot, ou du souci amical partagé, que la responsabilité du psychologue amateur rédigeant sa fiche de contrôle sur l’ami-qui-ne-va-plus-très-bien.


Le camarade avec qui j’ai déjeuné me raccompagne à mon épave de scooter, et devant l’absence criante de lumières, de clignotant et de rétroviseur, il me recommande la révision urgente, en citant les chiffres effroyables des tués annuels en deux-roues dans Paris intra-muros. Je lui demande si on meurt moins extra-muros, ou si en matière de chiffres ce serait vérité en deçà du périphérique et erreur au-delà. Il me regarde comme on regarde un débile mental, ou comme le fameux « tiers » regarde celui dont il vient de demander l’internement psychiatrique.


L’après-midi se traîne sous la grosse chaleur, entre les citronnades et les e-mails amusés des amis caniculés, tandis que je reçois les rapports d’évaluation des articles universitaires que je réunis pour un dossier de revue dont j’ai la responsabilité, que je rédige les miennes, d’évaluations, sur tel rapport interne et tel autre article au sujet exotique (on me les refile comme si j’étais spécialiste de tout), et que je descends quand même faire un petit tour : chez le radiologue, puisque le généraliste a insisté, « juste pour vérifier, une formalité » qu’il disait, chez ma buraliste ensuite, en détournant le regard de la photo au dos du paquet, avec cet intérieur de poumon rose foncé comme un steak tartare, puis par mon pauvre deux-roues pourri sur lequel une néo-pervenche a osé déposer un pruneau pour stationnement sur trottoir (elle veut que je la gare où, ma Vespa, dans ma cave ?) — je pars le payer illico pour éviter l’amende majorée. 



Mes projets de vacances me valent divers e-mails, pour me proposer une assurance annulation, un cours de yoga de plage, ou une promo ferroviaire. Je fais une pause dans mon boulot pour feuilleter quelques pages de cet essai à charge que m’a conseillé un pote contre le nouveau management hystérique et l’hypercontrôle au travail, en y puisant moins la force d’une envie de me battre qu’une lourde tristesse devant la fatalité de l’enfer au travail. À l’université, la secrétaire dévouée et adorable est morte ce week-end d’une rupture d’anévrisme, qu’on ne peut pas ne pas attribuer, dans notre abattement, aux médisances de ses supérieurs, au stress nouveau des maquettes à changer et des procédures à renouveler, à l’ambiance délétère qui est celle de tout bureau. Saloperie d’évaluation, au nom de critères mensongers, biaisés, avec leurs relents managériaux et leur pestilence productiviste : la pathétique « excellence », la risible « performance », la tragique « nécessité d’accroître le rendement ».



 Histoire de substituer aux impératifs catégoriques démultipliés de ce début de siècle le plus réjouissant apéritif catégorique, je pars siroter une mauresque avec un complice d’apéritif. Un voisin, père de famille comme moi, passe devant notre table et, en rigolant, désignant du doigt son absence de montre, il me fait l’imitation familière de l’épouse-furieuse-que-son-mari-boive-un-coup-à-l’heure-du-bain-des-petits. Il a raison, ça va chauffer pour moi. On s’en ressert une quand même, en philosophant paresseusement : c’est à partir du moment, songe-t-on à deux voix, où ces contrôles généralisés sont suspendus, même provisoirement, où, dans certaines circonstances, n’ont plus lieu d’être tout à coup ni l’autocontrôle zélé ni la soumission aux critères de l’évaluation permanente de tout, qu’alors, enfin, quelque chose est possible comme l’enthousiasme, le risque collectif, le désir politique. Le printemps arabe, même enlisé ? Un doigt d’honneur brandi contre la société de contrôle. Cette grève ou cette occupation, là, aujourd’hui ? Le miracle d’un ras-le-bol assez total pour dire merde au panoptique. Et même la fête de ce week-end, dont on est revenus avec un gros mal de cheveux et plein d’amour pour notre vieille bande d’amis déconneurs, qu’est-elle sinon ce qui suppose, pour avoir lieu, d’interrompre le contrôle, l’évaluation, la surveillance et la cyber-bien-pensance ? Je sais, j’enfonce des portes ouvertes, mais elles étaient grandes ouvertes il y a peu, elles sont aujourd’hui sur le point de se refermer.

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