Poésie du monstre

Les marionnettistes tchèques Petr et Matej Forman présentent Obludarium, cabaret monstrueux, burlesque et onirique.

Anaïs Heluin  • 9 juin 2011 abonné·es
Poésie du monstre
© Obludarium, théâtre du Rond-Point, Paris, 01 44 95 98 21. Jusqu’au 2 juillet. Photo : Irena Vodakova

Vociférations, harangues, va-et-vient incessants : dans les jardins du théâtre du Rond-Point, un événement se prépare. Aux caravanes et surtout au chapiteau bigarré d’où provient l’agitation, on devine l’installation ponctuelle d’un cirque ambulant. Il n’est pas occupé par n’importe quels troubadours. Déjà bien connus en France pour leur Opéra baroque et la Volière Dromesko , ce sont les marionnettistes tchèques Petr et Matej Forman qui viennent planter leur univers féerique tout près du théâtre qui les accueille. Avec Obludarium , créé en 2007, sorte de cabaret monstrueux inspiré de la tradition du spectacle ambulant des années 1930, les deux frères ouvrent un espace-temps à l’étrangeté fascinante.

Dès l’entrée, l’originalité du dispositif est mise en avant par un Monsieur Loyal déjanté aux airs de bonimenteur. Merveilles et prodiges sont promis au public, qui, en attendant de pouvoir prendre place dans la salle voyageuse, est baladé dans un campement improvisé. Le temps d’apercevoir un « homme sauvage » prostré dans son camping-car, plus ridicule qu’effrayant. C’est que, selon le présentateur, il faut attendre qu’un nombre suffisant de spectateurs soient assis pour placer les suivants. Une illusion de précarité dont personne n’est dupe : légère, sans l’affectation qui accompagne souvent la remise en cause des codes théâtraux, elle introduit l’aspect subversif de la pièce. Décliné en des formes, en des inventions diverses, ce procédé permet la bonne cohérence de l’ensemble. Complexe, faite d’un chapelet de bricolages incongrus, c’est une logique du bric-à-brac qui se dégage, burlesque autant qu’onirique.

À cause d’un problème d’éclairage aussi fictif que les difficultés initiales, des créatures juchées sur des vélos géants pédalent la plupart du temps pour activer un système central de dynamo. Et chaque numéro n’est visible que grâce à un porteur de lumière occupé à tourner sa petite manivelle. Cette apparence artisanale touche jusqu’aux performances des acrobates, musiciens, chanteurs et acteurs. Par une clownerie et une maladresse simulée, leur savoir-faire est dissimulé. Ce qui ne l’empêche pas de se manifester par moments. Presque au hasard, comme dans la scène de domptage d’un cheval de bois, ou lors de l’apparition d’un être couvert de poils. Sans crier gare, l’une se met à voltiger, l’autre à chanter une cantate.
Après le tumulte, la rêverie, la poésie. S’installer dans un rythme uniforme serait trop aisé. Il faut pouvoir admirer tour à tour des poissons de papier tournant en silence et des personnages survoltés sautant en tous sens. La volonté de distanciation est claire. Le cirque traditionnel, fondé sur la pleine adhésion du public, est donc mis à l’écart. En plus de l’aspect ludique d’un univers du faux rempli d’autodérision, l’intense métissage d’Obludarium porte une vision générale de l’art exercé. Tout purisme est exclu, de même que la conception occidentale du théâtre dans son ensemble. Sans scène ni troupe permanente, les deux Tchèques vivent au quotidien le mouvement déchaîné et le nomadisme si fortement ancrés dans leur travail. Puissant hymne à la liberté, ce dernier est à la fois jouissif et gênant. Car la démesure, si elle subjugue, présente aussi une façon d’être très peu humaine. Flirtant sans cesse avec la vulgarité, Matej et Petr Forman jouent avec les limites de leur création, au-delà desquelles se trouve l’irreprésentable.

Simple jeu avec les normes de la discipline ? Peu probable : au cœur de la représentation, des monstres en tous genres viennent questionner les spectateurs sur leur statut, leur conscience. On pense alors à Saartjie Baartman, la Vénus hottentote exhibée à travers l’Europe de 1810 à 1815. Une tragédie longtemps occultée, symbole de la cruauté d’une époque, voire de tout un pan de l’humanité (et dont Abdellatif Kechiche a récemment fait un film, Vénus noire). Le modèle des cabarets des années 1930 auquel se rattachent les frères Forman repose sur le même principe. Pourtant, ce n’est pas seulement l’attrait de la bizarrerie qu’interrogent les artistes. Si l’on peut voir une femme velue dévoilant ses charmes, trois « grosses têtes tchèques » échapper sans cesse au contrôle de leur dresseur ou encore un homme-sirène s’élever dans les airs, une anomalie vient toujours interrompre ou perturber les numéros. Problème technique ou crise subite des acteurs : tout est bon pour enrayer l’exhibition.

Par ces obstacles et décalages, le présent fait irruption dans la reconstruction d’un monde disparu. C’est même à travers lui que sont observés tous les phénomènes qui se produisent sur scène ; grâce à lui aussi que la comédie est teintée de tragique. Quoi qu’il en soit, le rire nous emporte du début à la fin, comme pour exorciser les délires entrevus.

Culture
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