Somaliland, l’exception africaine

Pays en paix et démocratie bien avancée, ce territoire de la corne de l’Afrique célèbre vingt ans d’une indépendance toujours ignorée par la communauté internationale.

Jean Sébastien Mora  • 23 juin 2011 abonné·es
Somaliland, l’exception africaine
© Photo : AFP / Chonka

Adoptée en 2001 par référendum, la deuxième constitution du Somaliland garantit une entière liberté d’expression. Le matin, dans les rues lumineuses de la capitale, Hargeisa, la lecture des quotidiens est devenue un vrai rituel. Tirant à 12 000 exemplaires, Jamhuuriya s’est imposé comme un véritable organe de contre-pouvoir dans ce pays de 3 millions d’habitants. « La liberté de la presse au Somaliland est supérieure à la plupart des pays d’Afrique, d’Asie et même d’Europe de l’Est   », estime Mohamed Oued Abdi, le rédacteur en chef de Jamhuuriya, un trentenaire surmené, soucieux du détail et de la déontologie journalistique.

À plusieurs reprises, Jamhuuriya a révélé des cas de corruption ou de délit de mœurs qui ont entaché la classe politique somalilandaise. Mais jamais Mohamed Oued ne s’est senti menacé dans son travail : «   Si un ministre appelle pour se plaindre, nous lui offrons un droit de réponse, mais pas plus ! Jamais je ne publierai un rectificatif d’une info dont je suis sûr de la véracité   », explique-t-il. La force de ce quotidien, c’est aussi son indépendance financière et un lectorat attentif, qui a déjà fait pression sur le gouvernement lorsque pointait la menace de la censure [^2]
.


Le Somaliland est un État de facto, avec sa monnaie, sa capitale et son drapeau. Le 18 mai, le pays a célébré les 20 ans de sa déclaration d’indépendance, sans être à ce jour reconnu par la communauté internationale. Pourtant, la gouvernance et la liberté de la presse comptent parmi les nombreux éléments qui ont amené les analystes [^3]
 à qualifier le Somaliland «   d’exception démocratique africaine   ». En juin 2010, les Somalilandais ont offert un scrutin parmi les plus transparents de l’histoire du continent. Sans le moindre heurt et conformément aux résultats validés par une commission électorale indépendante, le Président sortant, Riyale Kahin, a remis le pouvoir au gagnant issu de l’opposition, Ahmed Silanyo.


C’est en 1991 que survint le soulèvement dans l’ancien territoire de la Somalie britannique, notamment à cause des massacres, des pillages et du bombardement perpétrés par le régime de Mohamed Siad Barre, un pion des États-Unis pendant la guerre froide (100 millions de dollars étaient versés annuellement en aide économique et militaire, à l’époque). 
Même si les éclats de balle ** et de mortier sur ses belles façades coloniales beiges se comptent encore par dizaines, la tranquillité règne à Hargeisa. Les rues sont sûres de jour comme de nuit, les jeunes cherchent timidement à vous inviter autour d’un thé, alors que les plus âgés mettent un point d’honneur à se distinguer des habitants de Mogadiscio : « Je suis somalilandais, pas somalien [^4]. Ici, le pays est en pai», affirme un vieux professeur à la retraite.


Plus à l’est, la réalité est effectivement tout autre. À la chute du dictateur Siad Barre, la République de Somalie s’est écroulée, et le Somaliland et le Puntland sont devenus deux entités séparées. La Somalie résiduelle, qualifiée parfois d’ « Afghanistan bis », est en permanence ravagée par les luttes qui opposent les mouvements islamistes Al-Shabbab [^5] , les chefs de guerre issus des clans, les forces de l’Amisom [^6]
 et les ébauches d’armée gouvernementale appuyées par la communauté internationale. Porter la démocratie par les armes à Mogadiscio n’a jamais fait recette : de 1992 à 1995, sous l’impulsion des États-Unis, l’opération militaire « Restore Hope » se résume à une série de fiascos. Elle a coûté 5 milliards de dollars, et l’horrible scène d’octobre 1993 montrant la dépouille mortelle d’un soldat états-unien traînée dans les rues de Mogadiscio a amené le Pentagone à retirer ses troupes.


L’échec est tout aussi politique, on compte quatorze tentatives de la communauté internationale pour installer un gouvernement central en Somalie, et ce de 1992 à nos jours.
La création du Somaliland a été guidée de manière complexe par les pratiques quotidiennes et les décisions des hommes politiques locaux, des autorités traditionnelles, mais aussi des gens ordinaires.


« Nous sommes parvenus** à une réconciliation et à la construction d’un État depuis la base, sans l’aide de la communauté internationale »,* explique Mohamed Fasa, trentenaire, professeur en droit, membre de l’Academy of Peace and Development, une structure à l’initiative du processus démocratique, et corédacteur de la Constitution. 


Ici, les institutions politiques résultent d’une longue construction par étapes, sur la base des règles claniques somalies. Le système politique hybride incorpore des éléments « traditionnels » et « modernes » de gouvernance, et le pays compte actuellement deux chambres parlementaires : une Assemblée de députés élus par les citoyens, et le Conseil des Guurti (ou chefs de clans). «   Les Guurti tiennent des positions très conservatrices, fondées sur la charia. Mais, après la guerre civile, ils étaient le seul ciment de la société civile », poursuit Mohamed Hasan. L’expression « démocratie inachevée » caractérise parfois le Somaliland car, dans la vie politique de tous les jours, la politique clanique se poursuit et laisse trop souvent de côté les réelles divergences idéologiques. Reste que le rôle de la diaspora est aussi déterminant, et encore aujourd’hui, près de la moitié des Somalilandais vivent en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Afrique du Sud.

Formé à la fameuse University of Cape Town, Mohamed Farsa a choisi de revenir dans le pays de ses parents : « Il y a beaucoup à faire, notamment en ce qui concerne le droit des femmes, la dépénalisation de l’homosexualité ou encore le développement des services médicaux dans les zones les plus reculées du pays », reconnaît-il.


En Libye et en Côte d’Ivoire, la démocratie est actuellement imposée de l’extérieur à coups de missiles dernier cri, mais reconnaître le Somaliland, un pays stable à la gouvernance endogène, ne semble pas être la priorité des Occidentaux. Paris et Washington considèrent timidement la question comme du ressort de l’Union africaine. « Nous vivons dans un monde d’intérêts , explique Mohamed-Rashid Sheikh Hassan, dignitaire de la diplomatie somalilandaise. Le Somaliland n’a pas de ressources à offrir à l’Occident, et le monde arabe souhaite une Somalie unie et belliqueuse qui affaiblisse à ses frontières l’Éthiopie. »
 De plus, même si le Somaliland respecte les clauses de la charte africaine, la plupart des dictateurs du continent noir voient d’un très mauvais œil la reconnaissance d’une démocratie issue d’un processus de sécession réussi. Le gouvernement d’Hargeisa souffre de cette situation, et la frustration est palpable dans la population.


La non-reconnaissance est un handicap majeur pour le développement économique. Les investisseurs butent devant le statut politique fragile, l’État du Somaliland ne peut ni emprunter à la Banque mondiale, ni contenir la dévaluation régulière de sa monnaie, et chaque jour les Somalilandais transportent par brouette des kilos de billets qui, au total, ne valent pas plus de 50 dollars. Le pays ne reçoit pas d’aide internationale, sa première rentrée financière provient de la diaspora, qui, dans bien des cas, facilite la survie des familles en l’absence de travail et de services publics. Les fonds de la diaspora ont aussi été investis de manière croissante dans la reconstruction des infrastructures, ainsi que dans les affaires et les entreprises privées. «   Cela engendre un développement modéré et contribue à la stabilité de l’entité politique   », confie l’anthropologue Markus Virgil Hoehne. Et le pays est également parvenu à intégrer 400 000 réfugiés de Mogadiscio [^7]
, tout en contenant activement la piraterie qui fait rage dans l’État du Puntland.

Paradoxalement, « l’absence d’aide au développement peut expliquer en partie la permanence des acquis démocratiques », confie le Béninois Marc Tuom Gnanguet, vice-directeur de la section économique africaine de l’ONU. En effet, les Somalilandais n’ont pas d’aide internationale à se disputer, et ils n’ont pas d’autres choix que de développer le pays de manière endogène. Une thèse qui va dans le sens des positions défendues par la célèbre économiste zambienne Dambisa Moyo, qui, dans un ouvrage très remarqué en 2008 [^8], affirme que l’assistance financière en Afrique favorise la corruption, génère de l’inflation et est la principale cause d’instabilité politique sur le continent.


[^2]: Condamné en 2006 pour recel de preuves, le journaliste Jamal Nuun a été gracié par le Président Riyale Kahin, après une mobilisation de la population.

[^3]: Voir Somaliland. Une exception africaine, Gérard Prunier, chercheur au CNRS, le Monde diplomatique, octobre 2010.

[^4]: Somali : personne parlant le somali, langue du groupe des langues couchitiques. Somalien : habitant de la République de Somalie, capitale Mogadiscio. Somalilandais : habitant du Somaliland.

[^5]: Al-Shabbab (« jeunesse »en arabe) : organisation islamiste terroriste soupçonnée de liens forts avec la direction d’Al-Qaïda au Pakistan.


[^6]: Amison : Mission de l’Union africaine en Somalie.

[^7]: Le Haut Commissariat aux Réfugiés les considère comme des déplacés puisque le pays n’est pas reconnu.

[^8]: L’Aide fatale , Dambisa Moyo, JC Lattès.

Monde
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