Le Bo avant sa naissance

Dans le RER, le métro, l’avion, la salle de bains et la salle à manger-chambre-cuisine-salon, l’Une et le Bo se regardaient exister avec franchise. 4e épisode du feuilleton.

Olivier Combault  • 14 juillet 2011 abonné·es

Le Bo est un Robin des bois mythique des temps modernes, pas encore né, doué de pouvoirs. Il voyage, étudie, sauve, vit une existence grandiose, malgré les coups de ses parents et son aversion pour le poisson. Sur le parking de Houilles, il a rencontré la plus belle fille du monde, l’Une.


Le Bo regardait l’Une chanter et danser, peinte et nue dans la campagne d’Île-de-France.
 « Ce que j’aime le plus chez toi mon Bo, avait dit l’Une, devant le Ed de Nanterre-ville, c’est ta réalité totale. »


Alors qu’avant sa naissance le Bo mordillait le cou frais de l’Une sur un banc de Tompkins, avec l’application et la précision de sa langue personnelle, parmi les clochards ultimes, un bel orage se préparait. La concertation sous le ciel foncé n’avait duré qu’un échange de leurs deux regards.


L’Une s’était levée et, comme avant un discours, avait bien remis sa jupe et ses cheveux emportés par le vent, et de sa belle voix qui enchantait le Bo, gonflant sa poitrine debout sur le banc, elle avait crié avant la naissance du Bo : « Venez, venez tous ! Suivez-nous sur l’avenue B, le Bo vous invite pendant l’orage ! » Et ils portaient le Bo jusqu’au bar, sous la pluie battante, en triomphe.



 L’Une et le Bo décidaient la mort du fil avant la naissance du Bo.


Longtemps l’Une avait joué avec lui, tendu dans le dos du Bo, elle en léchait régulièrement la racine, au-dessus de la rondeur fascinante des fesses parfaites du Bo, elle voulait éviter à son Bo toute souffrance. Elle s’en faisait tous les soirs un ruban pour les cheveux avant de dormir et elle s’en servait aussi pour finir de se démaquiller dans les voitures.


Mais un jour que le Bo avait grimacé, sur un chantier de débris d’avion où l’on cherchait des corps, parce que son pied fin et si bien dessiné s’était enroulé autour du fil au point de le faire violemment chuter en arrière, l’Une avait dit : « Mon Bo je te le couperai ton fil de pute, dès ce soir je te soulagerai. »


En Camarguie, où ils étaient le soir même, le Bo aiguisait les gros ciseaux dans leur tente et, dehors, devant un feu, les mains épouses des deux seins de l’Une courbée dans son dos, plus sublime que jamais, le Bo éclairé par les flammes, fermait ses yeux pour dire adieu au fil.


À part les cils délicieux de l’Une dans sa nuque, à part l’air plus frais que l’air de ce pays chaud qui sortait de la belle bouche de l’Une pendant qu’elle faisait les finitions, le Bo ne sentait rien.


Ils s’embrassaient longuement, les visages complètement dorés par le mélange flammes, boue et sueur. Le fil gisait à leurs pieds comme un serpent d’argent dans le silence battu par les ailes des flamants roses.


Après, fidèles au fil, ils le transportaient partout, enroulé dans un sac en plastique sur lequel l’Une avait écrit f.d.p. au marqueur, avant la naissance du Bo.
Dans le RER, le métro, l’avion, la salle de bains et la salle à manger-chambre-cuisine-salon, l’Une et le Bo se regardaient exister avec franchise.



La pauvreté existait toujours avant la naissance du Bo. Au Leclerc de Bayeux, une dame rouge bouffie d’alcool, avec trois petites filles dans un Caddie, traînait dans les rayons. L’œil vitreux, alors que les petites filles se griffaient et riaient, la dame tournait sa tête en tous sens et mettait presque dans chaque allée quelque chose dans sa robe en grosse toile, geste vif, apeuré.


Elle volait. Elle mettait surtout des boîtes dans sa poche.


Ce que l’Une était belle sur le parking dans sa petite tunique courte à carreaux orange, avec ses lunettes de soleil sur le front, les grands yeux ouverts pour guetter la dame qui ne payait l’air de rien qu’un petit paquet de gâteaux déjà ouvert par ses filles à la caisse.


Au volant d’un camion gigantesque, le Bo frôlait l’Une en faisant des codes par la fenêtre avec sa main.


La dame sortait rapidement, faisait monter en titubant les petites filles qui riaient dans sa vieille voiture, et démarrait vite en laissant le Caddie au milieu du parking.


À bouche que veux-tu, l’Une courait rejoindre le Bo dans une impasse de la zone industrielle où le Bo cachait le gros camion.
Et dans la campagne jaune, ils poursuivaient la dame.


Et tenant par la main ses trois petites filles, dans un grand champ en friche, devant sa maison presque écroulée, la dame saoule voyait arriver l’Une et le Bo à bord du camion. Effrayée, elle regardait l’Une retirer ses chaussures et sauter dans la boue qui giclait sur ses belles jambes nues, elle ouvrait les yeux, à quelques mètres de l’Une, tremblante, ses filles immobiles à la main. L’Une poussait une manette jaune sur le côté du camion et le camion s’ouvrait en deux, pendant que le Bo faisait des signes de la main et des tire-la-langue aux trois petites grâces émerveillées.


Mille sept cent cinquante-huit boîtes de conserve se déversaient dans son champ pour passer l’hiver.


L’Une avait dansé embrasser les filles et serrer la dame qui sentait le calvados, elle avait ramassé une grosse pierre avant de remonter dans l’habitacle se jeter au cou de son Bo, avant sa naissance.


À l’aide d’une lime à ongles, dans le camion, l’Une raclait la boue sur ses pieds magnifiques. Chaque parcelle de peau immaculée, elle la faisait baiser au Bo qui conduisait, tandis que les petites têtes rouges des doigts de pied s’inscrivaient dans le paysage mouvant telles des fleurs à des buissons de secondes.


1, 2, et 3, à l’approche des grandes falaises de Colleville, le Bo, avant sa naissance, coinçait l’accélérateur de l’engin avec la grosse pierre et ils sautaient dans l’herbe d’automne, avant de courir ensemble regarder, plus bas, le duel du camion et de la mer. L’eau était toujours victorieuse.



Mais ce n’est pas parce que le Bo n’est pas né que les temps ne changent pas. Ce n’est pas parce que le bonheur du Bo est infini que de grands malheurs ne le traquent pas. Ce n’est pas parce que le Bo avant sa naissance faisait face au malheur en toutes circonstances qu’il va naître. Ce n’est pas parce que le Bo n’est pas né qu’il ne va pas, à la grande surprise du monde, s’inscrire pour autant dans le temps.

Digression
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