L’inscription du Bo dans le temps (sans naissance pour autant)

Olivier Combault  • 21 juillet 2011 abonné·es

Un beau matin, le Bo était sur le parking de Houilles. La cité endormie ignorait que c’était l’heure mythique à laquelle l’Une et le Bo se retrouvaient. Or, tandis qu’une foule de ces moucherons qui forment des nuages foncés avant l’orage se constituait en auréole au-dessus du Bo, personne.
 Le Bo, surpris avant sa naissance que l’Une, si pressée de tout retirer pour lui derrière la camionnette rouge du voisin du 3e, pût manquer un rendez-vous d’aube, fit ce qu’il ne faisait que rarement. Il ralentit, il s’arrêta. Il alla lentement s’asseoir sur le banc.
 Il se rendort un peu le Bo, entre les morceaux de scooters, sa douce tête surplombée de l’auréole brune enlacée par un graffiti illisible.
Il se réveille dans ce matin sans l’Une. Le Bo qui jamais ne pleure avant sa naissance a envie de pleurer. Son chagrin l’inscrit dans le temps et, surpris, le bô sent des douleurs dans son ventre, tandis qu’il goûte quelques larmes argentées confondues avec l’eau de pluie. L’auréole éphémère se dissipe et la tête est lourde à relever.
 Le bô se remet à déambuler. Pas de tristesse avant ma naissance, se dit le bô. 
Il déambule un peu.
Du bout des doigts, froissant la peau de sa main habile, il parvient à attraper une enveloppe dans la boîte à lettres. C’est une petite enveloppe dorée, entourée de clochettes qui scintillent.
 POUR TOI MON BO est écrit en lettres noires sur l’enveloppe.
Le bô déchire doucement le papier et trouve un morceau de tissu de robe de l’Une, il lit avant sa naissance :



Mon Bo,


Hier soir ma mère m’a emmenée loin d’ici. Mon père était saoul, il est rentré tard, il se cognait dans les murs en avouant son intention de nous frapper. Ma mère m’a tout de suite cachée dans le petit buffet de l’entrée. Je souriais dans ma cachette, je pensais à toi et à tes bras si doux, de réconfort et d’adresse. Au milieu de la nuit, elle est revenue m’ouvrir, elle m’a embrassée et elle m’a dit de me dépêcher et de faire une valise rapide. Elle a dit nous prenons la fuite. J’ai regardé son visage tout en sang et j’ai obéi. Sauf pour la valise : au lieu de prendre mes affaires, je préfère t’écrire. Ma mère ne veut pas me chuchoter où l’on va, elle ne le sait pas elle-même.
On se retrouvera mon Bo. Cherche-moi bien partout, partout tu seras avec moi. Je ne peux pas abandonner ma mère, mais je t’attends déjà.
L’Une.



Le bô aurait pu naître ce jour de la perte de l’Une, mais il n’en fit rien. Il plie doucement le tissu rouge dans la cage d’escalier, il ne se morcèle pas en tristesse le long des vitres brisées. Il faudra donc aller partout pour retrouver l’Une. Le bô est inscrit dans le temps. La souplesse de son corps peu à peu et cet espoir de retrouver l’Une redonnent à ce jour pluvieux le grand sourire du bô.
Alors que lui, en des mouvements qui n’ont d’égal que la vitesse et l’invisibilité du processus de la lumière, avait l’habitude de se déplacer et de s’installer dans des endroits de choix, sans jamais accorder d’importance aux lieux entre les murs desquels il ne ferait que dormir une poignée de secondes, les gens montraient leurs lieux, les astiquaient et en parlaient. Ou les gens disaient que malheureusement ils allaient déménager.


Ce sont les bonds de panique que fit le bô, apparitions disparitions à Tokyo, à New York, Cotonou… qui permirent en une heure au bô de comprendre qu’il allait falloir s’installer dans les grandes villes. La recherche de l’Une n’était pas promenade, sauvetage ou fulgurances façon bô, la torture était un peu trop humaine, cachée, enfouie et sournoise dans la ville moderne. Il allait falloir au bô s’adapter à ce long terme des grandes villes.
Ainsi, lorsque le bô sentait qu’il devait rester longtemps dans une grande ville, quelqu’un lui disait : « Tu pourrais rester quelques jours ici… Mais tu sais, tu vas être tôt ou tard confronté aux difficultés de logement. »
 Puis on lui expliquait, « là est la mairie, tu pourras t’inscrire pour demander un logement social », et le bô notait. 
Le bô avant sa naissance sentait qu’il devait rester longtemps quand c’était un endroit retors où la mère de l’Une pourrait être protégée et se cacher du père de l’Une : il fallait l’endroit immense, fait de masse, d’anonymat circulant en foules et de ce qu’on appelait aussi « aides sociales pour mères célibataires », le bô avait noté.



Il lui avait fallu, ce matin où les larmes ravalées du bô avaient calmé la pluie, de retour à Houilles, emprunter les transports en commun. Son mode de circulation le conduisait bien trop vite, bien trop loin. Il avait donc emprunté ce train gris bleu à deux étages avec des gens en costume, mouchoir à la main pour éviter des gens plus tranquilles qui avaient le privilège de dormir sur deux banquettes, bouteille à la main et parlant tout seuls sans qu’on les dérange. Bonne surprise que ce monde d’à côté où l’on louait des trains à tous. Le bô, avant sa naissance, se dit en arrivant à Paris, sans un regard des pourtant nombreux qui le croisaient sans le toucher, c’est bien la ville où fuir pour la mère de l’Une.
Il avait suivi les boules noires des têtes en serpent qui s’engouffraient toutes dans un trou profond et s’était retrouvé dans des tunnels de mosaïques humaines. Il avait remarqué qu’avant de descendre des petits wagons, les gens jetaient un coup d’œil rapide sur la liste au-dessus des portes. Il lut avec étonnement « Strasbourg », « Luxembourg », « Stalingrad »… Et le bô comprit, avant sa naissance, tout le sens de ce transport souterrain, plus rapide que l’autre, presque aussi rapide que lui en voyage ! Il se laissa tenter par ce petit pays qu’il passait trop vite, quand il partait voir l’Est avant la perte de l’Une : Luxembourg.

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