À contre-courant / Les États doivent-ils s’endetter ?

Jean Gadrey  • 22 septembre 2011 abonné·es

L’idée de l’illégitimité des dettes publiques et d’audits citoyens progresse. Une dette qui provient des cadeaux fiscaux aux plus riches et aux grandes entreprises, de la soumission à des « marchés » constitués en fait des gros spéculateurs de la planète, de la crise financière provoquée par ces derniers et de la privatisation d’un bien commun (la monnaie, le crédit), est illégitime, en totalité ou en partie.
Mais une autre question se pose. Elle concerne la légitimité du principe de l’endettement public comme nécessité permanente. Cela mérite aussi discussion. Il y a certes besoin d’investissements publics importants pour surmonter la crise écologique et sociale, mais aussi de dépenses pour l’enseignement, la santé, etc. Faut-il pour cela que l’État s’endette constamment ?



 Une explication de la crise doit être ajoutée aux précédentes : le culte de la croissance et ses ingrédients : productivisme, consumérisme, crédit. Les dettes publiques et les dettes privées constituent des vases communicants, et c’est le plus souvent au nom de la croissance que l’endettement (public et privé) et les réductions d’impôts ont été justifiés. Le libéral-croissancisme, qui fait des ravages écologiques et humains, pousse aussi à l’endettement public et privé avec cette double idée, de plus en plus nocive : les crédits et réductions d’impôts d’aujourd’hui confortent la croissance de demain en « relançant » l’économie, et les emprunts d’aujourd’hui seront aisément remboursés demain si la croissance est au rendez-vous. On voit où nous mène cette fuite en avant.



 Il ne suffit donc pas de désarmer les marchés, même si à court terme c’est l’urgence absolue. Il faut aussi évaluer la légitimité des dépenses publiques, dont une partie est socialement et écologiquement inutile ou nuisible, impulsée par des lobbies d’affaires et par la concurrence destructrice entre pays ou territoires : dépenses de prestige, dépenses militaires, certains grands équipements et infrastructures, grands stades, aéroports, « pôles d’excellence », Jeux olympiques/publicitaires et autres symboles de la mégamachine lucrative et concurrentielle du « toujours plus vite, plus loin, plus grand ».
Dernier exemple : Nicolas Sarkozy inaugure une nouvelle ligne TGV et cherche à vendre à l’étranger ce fleuron national. Qui se pose la question de l’utilité sociale et écologique de l’extension indéfinie du TGV (jusqu’à Nice, Turin, etc.) alors qu’il ne concerne que 10 % des usagers du train et qu’on sacrifie les autres 90 % ainsi que le fret ? Qui explique qu’il s’agit d’un gouffre financier ? La dette de RFF (Réseau ferré de France) est de 30 milliards d’euros et atteindra probablement 40 milliards dans dix ans ! Qui discerne, derrière le tout-TGV, les lobbies à l’œuvre, nucléaire en tête, banques et entreprises de construction, mais aussi certains élus et des chambres de commerce et d’industrie (« le TGV devant chez moi »). Il nous faut (aussi) des audits citoyens sur ces questions pour que les dépenses publiques soient réorientées vers l’utilité sociale durable.



Il n’y a aucun besoin de croissance pour régler la crise des dettes publiques. Il faut à court et moyen terme, dans un pays économiquement très riche, prendre les ressources là où elles se trouvent après des décennies d’accaparement par les plus riches et par les entreprises qu’ils contrôlent. 80 à 100 milliards d’euros peuvent être dégagés par an, sans croissance. La grande condition est donc une forte réduction des inégalités, ce qui suppose de désarmer la finance qui les a creusées. Il n’y avait pas de déficit public au cours des Trente Glorieuses !
Et à plus long terme — mais il faut déjà engager la transition –, une société post-croissance, débarrassée de la logique de l’avidité consumériste et du productivisme, n’aurait probablement qu’un faible besoin d’endettement des ménages et des entreprises, et encore moins des États, pour assurer le bien-vivre de tous. À l’opposé de toute « règle d’or » des techno-économistes, il appartient aux délibérations citoyennes d’évaluer les besoins légitimes de crédit « coopératif » et les instruments appropriés dans une perspective d’égalité et de sobriété librement choisies.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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