Ceux qui ont vu rouge

Jean-Claude Renard  • 22 septembre 2011 abonné·es

Du 16 mars au 9 mai 1978. Cinquante-cinq jours de détention pour Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne. Cinquante-cinq jours dans la « prison du peuple » des Brigades rouges. C’est autour de cet événement tragique et de quatre des protagonistes du commando (sous forme d’entretiens sobres) que se déploie le film de Mosco Boucault. Présenté comme un diptyque, « Le vote ne paie pas, prenons le fusil » puis « La révolution n’est pas un dîner mondain », le film distingue deux périodes des Brigades rouges : les années de formation, à partir de 1970, quand les Brigades se concentrent dans les usines du nord de l’Italie, sans verser le sang ; et la période où elles se décident à frapper au cœur de l’État, en passant à l’assassinat ­politique (du procureur Coco, en 1976, à l’exécution d’Aldo Moro).


À l’origine du film, deux livres ont inspiré le réalisateur, deux livres d’entretiens [^2] de Renato Curcio et Mario Moretti, les deux principaux dirigeants des Brigades, reconstituant parcours personnels et histoire collective. La rencontre de Prospero Gallinari, qui fut le geôlier d’Aldo Moro durant les 55 jours de sa séquestration, a été un autre élément déclencheur. « Gallinari est natif de Reggio Emilia, explique Mosco Boucault, une ville de forte tradition antifasciste. Condamné à perpétuité, accomplissant sa peine chez lui à Reggio Emilia, pour raisons de santé, Gallinari a été un militant des Jeunesses communistes avant de se rebeller contre l’embourgeoisement du parti communiste, qui dans son désir de consensus avait été jusqu’à demander à ses militants, à Reggio Emilia, de défiler un 1er mai sans drapeaux rouges pour ne pas heurter les sympathisants chrétiens. Son accord a donné vie au film, qui tente de comprendre la rébellion qui embrase l’Italie à la fin des années 1960. »


Conjuguant les temps de narration, entre archives et entretiens actuels, le film s’avance comme un récit intérieur. « J’ai voulu montrer que les brigadistes ne venaient pas d’ailleurs, poursuit le réalisateur, mais pouvaient être des voisins de palier. D’où la volonté de les filmer chez eux, dans leur cuisine, dans leur salon. Face à la caméra. Dans la lumière du jour. En prenant le temps. Le temps de remonter le temps. »
 Le film permet aux téléspectateurs ** français de découvrir les nombreuses images de la RAI, alors monopole public, sur les Brigades rouges. Des images, souvent en noir et blanc, où leurs membres sont toujours montrés sous un aspect sombre et inquiétant. Ces archives créent un contraste et rendent d’autant plus captivants les longs entretiens avec Mario Moretti, Prospero Gallinari, Valerio Morucci et Raffaele Fiore.


Le 16 mars 1978, date de l’enlèvement de Moro, entrecoupant le récit chronologique, se veut ici un leitmotiv, avec ses images des corps des membres de l’escorte exécutés autour des deux voitures criblées de balles. « J’ai choisi de me focaliser sur l’événement le plus marquant de l’histoire des Brigades rouges, explique Mosco Boucault, avec l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro, à travers l’histoire de quatre brigadistes. Je voulais savoir : comment en sont-ils arrivés là, au terme de quelles réflexions ? Ce qui permet de découvrir leur logique, sans manipulateur derrière leurs actions. Ce sont des jeunes Italiens ordinaires, qui ont eu 20 ans dans les années 1970 et qui, dans le contexte de ces années-là, ont décidé de changer l’ordre des choses par le sang. »
 On peut s’interroger sur la construction du film. Ce leitmotiv sanglant du 16 mars 1978 perturbe la chronologie d’une organisation armée qui ne commet son premier meurtre qu’en 1976. En particulier, dans le premier volet, loin de tout assassinat, quand les Brigades rouges se contentent surtout de brûler les voitures de petits chefs ou de cadres des grandes usines. 


Autres critiques : l’absence du témoignage dans le second volet de Mario Moretti, chef du commando qui exécuta lui-même Moro de neuf balles ; et enfin le choix d’arrêter le récit à la mort d’Aldo Moro.Les Brigades rouges existeront pourtant encore près de dix ans. Au lendemain de l’assassinat, condamné par toute la classe politique, elles connaîtront un certain engouement parmi la jeunesse politisée, mais aussi ouvrière ou précarisée. Vaincus, plus d’un millier de leurs membres passeront ensuite des dizaines d’années dans les prisons spéciales italiennes.


[^2]: À visage découvert,Renato Curcio, traduit par Monique Baccelli, éd. Le Lieu commun, et Brigate rosse, une histoire italienne ,entretiens de Mario Moretti avec Rossana Rossanda et Carla Mosca, traduit par Olivier Doubre, éd. Amsterdam.
Ils étaient les Brigades rouges ,mercredi 28 septembre, 20 h 40, Arte (2×60’). Également en DVD chez Arte éditions, comprenant un entretien avec Erri de Luca.

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