« La transmission est un devoir »

La fin des IUFM menace la « culture commune » qui fonde le service public de l’Éducation. Explications de Philippe Meirieu*.

Ingrid Merckx  • 1 septembre 2011 abonné·es

Politis : Depuis quand apprend-on à apprendre ?


Philippe Meirieu : Sans doute depuis toujours. La transmission est consubstantielle de « l’humaine condition », disait Montaigne. Et comment contraindre chaque génération à réinventer l’ensemble des savoirs accumulés dans l’histoire ?


Transmettre ce dont nous avons hérité et ce que nous avons créé est un devoir. Et l’on peut parier que, très tôt, les humains se sont aperçus que la maîtrise d’un savoir ne conférait pas de facto la compétence pour le transmettre. Les Compagnons eux-mêmes, souvent présentés comme les partisans farouches de la transmission par imitation, ont très vite construit la fonction de « tuteur », avec des compétences spécifiques, obéissant aux exigences de la « formation », qui ne sont en rien celles de la « production » : en situation de formation, il faut pouvoir perdre du temps, gâcher du matériel pour s’entraîner, prendre des risques qui ne mettent rien ni personne en danger, formaliser ses acquis, apprendre à les transférer, etc.


En ce qui concerne le métier d’enseignant, la réflexion sur les compétences requises est déjà présente chez Platon. Et n’oublions pas que « la tête bien faite plutôt que bien pleine » vantée par Montaigne concerne l’éducateur et non l’élève…


Mais c’est évidemment l’impératif de la « démocratisation des savoirs » qui a activé fortement la réflexion sur la formation professionnelle des enseignants : dès lors que nous nous donnons comme objectif l’élévation massive du niveau des jeunes, nous avons besoin d’activer les compétences pédagogiques des enseignants.


Pourquoi avoir créé les IUFM en 1990 ?


Pour répondre au défi de la démocra­tisation et donner une cohérence à la formation professionnelle des enseignants du primaire et du secondaire, de l’enseignement général et de l’enseignement professionnel. Cette cohérence est indispensable car elle garantit la possibilité d’une vraie politique éducative.


Sans nier les spécificités liées aux âges des élèves et aux disciplines, on ne peut construire un véritable « service public d’éducation » sans créer une « culture commune ». Le « droit à l’éducation pour tous » — que je préfère à « l’égalité des chances » — exige une véritable mutation du système scolaire : il nous faut être capable d’accompagner chacune et chacun tout au long de sa scolarité, en évitant les ruptures et avec cohérence en termes d’acquisitions et d’évaluation.


La mastérisation sonne-t-elle la fin des IUFM ? 
 Les Instituts universitaires de formation des maîtres ont été perçus très vite comme une manière de diminuer l’importance du « disciplinaire » au profit d’un « pédagogique » tour à tour dénoncé comme de la « confiture relationnelle » ou comme une « technocratie jargonneuse ». Sans doute y a-t-il eu quelques excès, mais cela m’apparaît plus comme des erreurs de communication que des dérapages dans les pratiques. La question de la transmission des savoirs est restée centrale dans le quotidien des IUFM.


L’exemple de la Suisse À Genève, on peut rester enseignant stagiaire plusieurs années. Dans le secondaire, une formation initiale est ouverte aux titulaires d’un master. Ils ont deux ans pour valider trois modules : « Didactique », « Profession enseignant » et « Sciences de l’éducation ». Dès la deuxième année, les futurs diplômés donnent dix à douze heures de cours, qui sont rémunérées. Julien, 32 ans, ancien trader reconverti en prof de maths, était déjà titulaire d’un master. « Comme Genève manque de profs de maths, on m’a envoyé devant des classes dès ma première année. J’avais des adolescents en difficulté scolaire et sociale, ç’a été un peu sport… L’usage des “enseignants-pompiers” est en passe de devenir un système » Cette année, il termine sa formation et enseigne à mi-temps. À la rentrée 2012, il ne sera toujours pas titulaire : « C’est le chef d’établissement qui en décide, de même que pour l’obtention du statut de fonctionnaire. » En Suisse, le système d’éducation est organisé par canton, et les établissements sont autonomes. « Les proviseurs sont des patrons. On postule par établissement. Pour des formations complémentaires, ce sont eux qui décident en fonction des besoins. Moi, on m’a vivement conseillé de compléter ma formation en mathématiques avec un module d’économie. Mais ça veut dire encore une année d’enseignement à mi-temps. Pas facile. » Il s’agit là d’un système ultralibéral, à la carte, mais où le gros des troupes ne débarque pas devant une classe sans avoir planché sur les fondamentaux : « C’est quoi un élève, c’est quoi enseigner ? »
L’intégration des IUFM dans les universités et la masterisation ne sont pas, en soi, de mauvaises choses. Mais, derrière, il y avait la volonté, très idéologique, de démanteler les IUFM comme cadre structurant pour la formation des enseignants. Avec un résultat désastreux : la perte de toute cohérence entre premier degré et second degré, la disparition d’une véritable formation par alternance capable d’articuler acquisitions de modèles de compréhension et apprentissage de la prise de décision, l’accès quasi direct à des classes difficiles sans formation préalable laissant aux débutants le choix entre dépression et répression.


Les savoirs sur la formation sont-ils menacés ?
 Je ne crois pas. Les chercheurs poursuivent leurs recherches en relation avec les travaux internationaux. Ils le font d’autant plus obstinément que, justement, la situation institutionnelle est assez dramatique.
Cela dit, je reste préoccupé de la faible place qu’occupe aujourd’hui la tradition pédagogique dans la formation mais aussi dans tout ce qui concerne l’éducation. On peut devenir désormais professeur sans avoir jamais entendu parler de Célestin Freinet, de Paulo Freire, d’Anton Makarenko ou, a fortiori, de Pestalozzi. Cette amnésie culturelle qui frappe tout un pan de la pensée nous condamne au bégaiement.

Qui sont les nouveaux enseignants ?
 C’est une population très hétérogène. Certains arrivent avec une véritable formation pédagogique acquise dans des mouvements d’éducation populaire. D’autres viennent d’autres secteurs professionnels (la santé ou l’informatique) et ont une expérience intéressante, même si elle n’est pas pédagogique. Les professeurs du premier degré reçoivent encore des bribes de formation professionnelle, variable selon les académies et les universités. La situation la plus difficile concerne les professeurs du second degré, qui, pour beaucoup, effectivement, sont mis devant des élèves sans formation. Et l’accompagnement qui leur est proposé lors de la première année est très insuffisant, surtout sans décharge de service significative…


Plus globalement, le corps des « professeurs » est en train d’éclater, et je me demande si l’on ne prépare pas en catimini la création officielle d’un corps de contractuels de droit privé dans l’institution publique. Ceux et celles qui échouent dans le système de recrutement actuel pourraient ainsi constituer un volant de main-d’œuvre facilement utilisable.

Publié dans le dossier
Les jeunes profs au casse-pipe
Temps de lecture : 5 minutes