« L’Art français de la guerre », d’Alexis Jenni : Le temps infini des colonies

Prix Goncourt 2011, le premier roman d’Alexis Jenni retrace vingt ans de guerre, de 1942 à 1962, pour en discerner les séquelles dans la société française d’aujourd’hui.

Christophe Kantcheff  • 1 septembre 2011 abonné·es
« L’Art français de la guerre », d’Alexis Jenni : Le temps infini des colonies
L’Art français de la guerre, Alexis Jenni, Gallimard, 634 p., 21 euros.
© AFP ImageForum

Dans l’Art français de la guerre, premier roman d’Alexis Jenni, le narrateur se livre, sur quelques paragraphes, à la critique de deux films : les Visiteurs du soir, tourné en 1942, et le Vieux Fusil, réalisé trois décennies plus tard, mais dont l’action se déroule à la même période. C’est peu de dire qu’il ne les tient pas en haute estime, surtout le second, piètre production à succès de Robert Enrico. Mais ce qui frappe plus encore, c’est la manière dont le narrateur développe une argumentation critique pour mettre au jour le point de vue de ces deux films, en l’occurrence sur la période de l’Occupation.


Il serait dommage de ne pas tenter de faire de même avec l’Art français de la guerre. Un compte rendu paresseux ou prudent se contenterait d’en saluer les qualités d’écriture et la performance que représente ce roman — qui plus est, on l’a dit, le premier de l’auteur –, qui couvre l’histoire de la France des soixante-dix dernières années, de la Seconde Guerre mondiale à aujourd’hui, en passant par les guerres d’Indochine et d’Algérie. Même si ces qualités ne doivent pas être minorées.


Il est incontestable que l’Art français de la guerre a de l’ampleur et du souffle, témoigne d’un bel appétit de narration, et brille par sa sûreté d’écriture, dont la force visuelle renvoie à ce que le narrateur ne cesse de répéter comme un regret : il préférerait « montrer plutôt que narrer », mais aussi aux talents de dessinateur du personnage principal, Victorien Salagnon, qui a participé à toutes les guerres, de 1942 à 1962 ; enfin, sans doute aussi, au goût de l’auteur pour le cinéma. Exemple d’images suscitées : « La nuit déferlait comme une meute de chiens noirs qui montaient par les chemins du fond des vals, flairaient les lisières, remontaient les pentes, recouvraient tout et à la fin dévoraient le ciel. La nuit venait d’en bas avec un halètement féroce, avec le désir de mordre, avec l’agitation maniaque d’une bande de dogues. »


Pour autant, ce serait une erreur de faire de ce roman un phénomène, et d’en exagérer la dimension, notamment formelle. De ce point de vue, l’Art français de la guerre n’est pas très audacieux. Sa langue reste sage, et on n’y détecte que peu de tentatives de la faire résonner, ou grincer, ou dissoner pour faire entendre les soubresauts du XXe siècle. Loin, donc, de l’héritage d’un Claude Simon, d’un Faulkner ou de romanciers plus proches de nous comme Frédéric-Yves Jeannet ou Antoine Volodine.

Mais la construction du livre l’écarte, dans sa facture, du strict roman historique, qui déroulerait, de façon linéaire, l’itinéraire de Victorien Salagnon : jeune homme, il s’engage dans la Résistance en cachette de ses parents, c’est là qu’il rencontre la sublime Eurydice Salomon, sa future femme ; puis, la vie civile ne lui convenant plus, il s’engage chez les paras dans la guerre d’Indochine, avec sa poisseuse humidité, ses forêts vierges et ses atrocités ; enfin, il se retrouve à Alger en 1956, et c’est l’horreur de la torture appliquée comme système.
Alexis Jenni fait alterner ces longs chapitres décrivant la geste dangereuse et aventureuse de Victorien Salagnon, clairement surtitrés « roman », avec des chapitres plus courts, peu narratifs, surtitrés « commentaires », où le narrateur côtoie Salagnon au soir de sa vie, dans la banlieue de Lyon.


Cette construction en alternance permet de faire de l’Art français de la guerre un roman très contemporain, et de poser un regard cru mais surtout d’aujourd’hui sur ces vingt années de guerre, tragiques et amères. Mieux, Alexis Jenni n’hésite pas à faire résonner ces guerres coloniales avec l’état social de la France en ce début de XXIe siècle. Il le fait de façon explicite, didactique, sans ellipse — comme tout ce que contient ce roman, et qui est à la fois sa limite et sa force. Ainsi s’affirme le point de vue de l’Art français de la guerre, qui porte finalement davantage sur le présent que sur le passé.


Celui-ci n’est certainement pas radical ou révolutionnaire, mais soulève suffisamment de questions qui finissent par dessiner les contours d’une situation post-coloniale. Par exemple, la manière dont on mène la guerre contre les insoumis, c’est-à-dire « la militarisation du maintien de l’ordre »  ; ou la question, qui traverse tout le roman, du vivre-ensemble, entre ceux qui sont considérés comme « eux » — les étrangers, les Arabes… — et « nous ».
 « L’origine des troubles, ici comme là-bas, n’est que le manque de considération, et aussi que l’inégale répartition des richesses ne fasse pas scandale. » L’Art français de la guerre est un roman sans fard sur un lourd et insidieux héritage.

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