le business de la peur

New York est devenu un laboratoire de l’antiterrorisme, et les compagnies de sécurité privées pullulent dans toute l’Amérique. Un secteur florissant qui menace les libertés civiques.

Alexis Buisson  • 8 septembre 2011 abonné·es

Le quartier de Park Row aurait pu faire l’objet d’un roman de George Orwell. À quelques rues de Ground Zero, ce microquartier coincé entre Chinatown et le pont de Brooklyn, dans le sud de Manhattan, est encadré par une série de check-points. Caméras visibles à chaque coin de rue et dans l’entrée des bâtiments. Les axes de circulation sont jalonnés de blocs de béton, de plots orange et de signes « stop ». Les deux mille habitants du quartier sont enregistrés auprès de la police et ne peuvent entrer avec leur voiture que sur présentation d’une pièce d’identité.


Si Park Row vit derrière les barrières, c’est parce que le quartier général du NYPD, la police new-yorkaise, se trouve en plein milieu, dans un grand bloc de briques rouges dont l’allure austère renforce le caractère orwellien. Ces mesures de sécurité existaient déjà avant le 11 Septembre mais elles ont été renforcées : nouveaux check-points ajoutés, circulation des véhicules interdite. Les habitants de Park Row se sont retrouvés du jour au lendemain dans une zone sous haute surveillance.


Et ce n’est pas la promesse de la police de construire une belle zone piétonne qui va amadouer les locaux. Certains assurent que les nouvelles mesures ont pénalisé les commerçants et la vie de quartier. D’autres se sentent « fliqués » et accusent le NYPD d’avoir sacrifié leur mode de vie sur l’autel de la sécurité. En juin 2010, le représentant démocrate Jerrold Nadler et plusieurs responsables politiques locaux ont demandé à l’administration Obama la réouverture de la rue principale. En vain. « Ça ressemble à check-point Charlie, lance un résident. La police devrait être plus attentive aux demandes des gens du quartier.  »


Park Row n’est pas isolé dans l’Amérique post-11 Septembre. Dans une étude de 2010, un professeur d’urbanisme à l’université du Colorado à Denver, Jeremy Nemeth, constate que ces zones sécurisées recouvrent des portions tellement larges des downtowns (centres-villes) des grandes villes américaines qu’il faut désormais les intégrer dans l’élaboration de politiques de la Ville, comme les espaces verts et places publiques. Faute de quoi, ces zones pourraient se transformer en micro-États policiers.


Depuis le 11 Septembre, cette « architecture de la terreur » n’a cessé de se propager aux États-Unis. Les grandes villes s’équipent de caméras de sécurité et barricadent leurs quartiers d’affaires et leurs institutions. Les principaux aéroports américains ont acquis l’an dernier, malgré une polémique nourrie, de nouveaux portiques de sécurité qui « déshabillent » quasi intégralement les passagers avant leur montée à bord des appareils.


Le Patriot Act, une loi controversée votée par George W. Bush, qui facilitait notamment la surveillance d’échanges téléphoniques et électroniques, et la fouille de véhicules, ne suscite plus d’opposition. En mai 2011, elle a été prolongée pour quatre ans par Barack Obama sans l’ombre d’une protestation — cependant, la version votée ne reprenait pas les dispositions les plus contestées de la loi initiale de 2001.


Enfin, les attentats ont entraîné aux États-Unis l’essor fulgurant du secteur de la sécurité privée. Selon le Bureau américain du Travail, il s’agirait aujourd’hui du secteur de l’économie américaine le plus prometteur en termes de recrutement et de chiffre d’affaires. Les embauches ont progressé de 14 % entre 1998 et 2008, soit 152 000 personnes en plus, en raison de craintes continues de «  vandalisme, de criminalité et de terrorisme  » note le Bureau.


Ces compagnies de sécurité, qui font tout, de la protection des biens et des personnes à des enquêtes, dépenseraient en moyenne 52 milliards de dollars par an. Une somme colossale quand on sait que les agences publiques ne déboursent « que » 30 milliards pour leur sécurité, observe James Pastor, auteur d’un ouvrage sur la privatisation de la police. Rappelons tout de même qu’un Américain a une chance sur 1,35 million de périr dans un attentat terroriste, selon un expert interrogé récemment par l’AFP.


« La sécurité intérieure est devenue une nouvelle industrie », souligne Susan Lerner, présidente de New York Neighbors for American Values, une coalition d’associations de défense des libertés. « La liberté d’expression, de religion et de rassemblement est au fondement de notre pays. Nous craignons que nos besoins de sécurité soient utilisés pour restreindre nos libertés. Nous risquons de perdre notre identité   », ajoute Susan Lerner.


À New York, le débat sur l’équilibre entre sécurité et liberté est sans doute plus prononcé qu’ailleurs. Depuis les attentats, une nouvelle réalité sécuritaire s’est installée dans la ville. Chaque jour, des unités spéciales lourdement armées patrouillent les sites sensibles (gares, aéroports, institutions et lieux touristiques). Les rondes de ces unités nommées « Hercule » ne sont pas régulières, afin qu’elles restent imprévisibles.


Dans les trains et les bus, des messages enregistrés et des affiches invitent les New-Yorkais à « dire quelque chose s’ils voient quelque chose   » ( «   If you see something, say something   » ) — la campagne de prévention lancée en 2002 dans le métro new-yorkais a été étendue en 2010 à d’autres villes.
Selon un rapport de la NYCLU, organisme défenseur des libertés, le nombre de caméras de surveillance visibles a explosé, passant de 769 à 4 468 entre 1998 et 2005 dans le sud de Manhattan. L’ambition de la police : reproduire le modèle de « l’anneau d’acier » (« Ring of Steel ») de Londres, ce cordon de caméras autour de la capitale anglaise.


Cette nouvelle réalité n’a pas de précédent à New York. Tout au long du XXe siècle, la ville a connu des attentats à répétition, mais jamais les moyens déployés n’auraient pu rivaliser avec le dispositif actuel. Ainsi, l’attentat de septembre 1920 contre une banque de Wall Street, l’acte de terrorisme le plus sanglant commis sur le sol américain à l’époque, n’a même pas entraîné de retour de bâton sécuritaire (voir page suivante).


Moins d’un siècle plus tard, le contraste est saisissant. En janvier 2002, le NYPD s’est doté d’une unité de contre-terrorisme qui compte plus de mille professionnels, dans un bâtiment secret à l’extérieur de Manhattan. Il fait appel à des experts internationaux en terrorisme, dont le criminologue français Alain Bauer. Il mène des opérations d’infiltration dans les commerces locaux susceptibles d’être approchés par les terroristes (parkings, services de location de voitures…). Aujourd’hui, C’est sans doute la police locale la mieux dotée au monde pour détecter et déjouer une attaque.


L’homme qui a transformé le NYPD s’appelle Ray Kelly, le charismatique «  police commissionner  » de la ville. Nommé en 1992, Kelly a notamment dû gérer le premier attentat contre le World Trade Center en 1993. En tant que premier flic de New York, il a été transformé par le 11 Septembre, et non pas seulement parce qu’il habitait à côté des tours jumelles. Dans les mois qui ont suivi les attentats, il s’en est violemment pris aux « Feds », les agences fédérales de renseignement (FBI et CIA), qu’il a accusées d’avoir failli à leur mission de protéger la ville.


Selon un de ses proches,* *Ray Kelly a décidé qu’il ne pouvait plus compter sur elles. «   Il a eu la réaction de n’importe quel policier : le choc et ensuite la colère », indique Eugene O’Donnell, un ancien policier et procureur reconverti dans l’enseignement des études policières à John Jay College. Il a côtoyé Kelly pendant de nombreuses années. « Il s’est sûrement juré de tout faire pour que de tels attentats ne se reproduisent pas pendant son mandat   », poursuit O’Donnell.


L’ambitieux appareil sécuritaire mis en place par Kelly donne lieu, selon certains, à des abus. En 2004, le NYPD a arrêté sans raison près de 1 700 manifestants en marge de la convention républicaine à New York. Un procès contre la police intenté par l’Aclu, la puissante association de défense des libertés, a permis de rendre publics des documents laissant penser que ces arrestations faisaient partie d’un vaste plan d’interpellations, et auraient eu lieu quelle que soit la situation.
Plus récemment, plusieurs leaders de la communauté musulmane se sont indignés de la mise en place d’une unité spéciale chargée d’infiltrer les mosquées afin d’identifier des éléments potentiellement dangereux. «   Ray Kelly a décidé de faire du NYPD un nouveau FBI, précise Eugene O’Donnell. Si vous êtes en charge de la sécurité des New-Yorkais, vous allez tout faire pour protéger la ville. Il revient aux contre-pouvoirs, les médias et les juges, de s’assurer que vous n’abusez pas.   »


Dix ans après les attentats, personne ne peut dire si cette ère sécuritaire se prolongera. Pour Eugene O’Donnell, «   quand il y a une attaque et des morts, les libertés passent après la sécurité. Nous n’avons pas subi de nouvelles attaques depuis dix ans, nous allons commencer à parler de nos libertés.  »


Même barricadés, surveillés et contrôlés, les habitants de Park Row oscillent comme le reste de l’Amérique entre impératif de sécurité et désir de liberté. Certains voient des avantages dans les check-points : le quartier est plus sûr, moins pollué. Un habitant regrette même que la police ne contrôle pas davantage les cyclistes et les passants qui «   pourraient avoir une bombe dans leur sac à dos   ». Jim Gay, un résident de longue date qui promenait récemment son chien près du QG de la police, est résigné : « Que voulez-vous faire ? C’est comme ça. On n’a pas le choix. »


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11 septembre, le business de la peur
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