Les Libyens pansent leurs plaies et rêvent d’avenir

Après six mois de combats, les rebelles, appuyés par l’Otan, sont entrés dans la capitale dimanche 20 août. Pendant une semaine, ils ont bataillé quartier après quartier. Depuis quelques jours, les Libyens ressortent dans la rue et s’organisent dans Tripoli libéré.

Leïla Minano - Youpress­­­  • 1 septembre 2011 abonné·es
Les Libyens pansent leurs plaies et rêvent d’avenir

Cela faisait sept ans qu’Ali n’avait plus vu le soleil se lever sur Tripoli. Sept ans aussi qu’il attendait le jour où « Allah lui permettra[it] de marcher sur le palais ». Ce Libyen de 42 ans a passé la dernière décennie dans une cellule de la sinistre prison politique d’Abu Salim. Dimanche après-midi, sans rencontrer de résistance, les rebelles sont entrés dans le gigantesque centre de détention et ont libéré les 2 000 journalistes, avocats et militants emprisonnés.
Ancien étudiant syndicaliste poursuivi par les milices kadhafistes, Ali avait dû s’exiler douze ans aux États-Unis. De retour au pays, il avait essayé de faire passer des armes en provenance du Yémen. Arrêté, il fut condamné à dix ans de prison. Nous sommes à Bab al-Aziziya, l’immense complexe militaire de Kadhafi, et Ali n’arrive toujours pas à croire qu’il marche librement dans la forteresse imprenable du dictateur. 


Avant la guerre, la population ne pouvait qu’imaginer ce qui se trouvait derrière les murs, mais deux jours après la prise de l’édifice, au terme d’une bataille sanglante, tout Tripoli semble s’être donné rendez-vous là pour piétiner les portraits de celui qu’on appelle désormais « l’ancien » dictateur. De la somptuosité des bâtiments, de la magnificence des salons de réunion, ne restent que des ruines, du mobilier retourné, des poubelles incendiées et beaucoup de poussière en apesanteur. Chaque mur, sur des kilomètres, a été tagué, chaque pièce a été visitée, pillée, ravagée. La terre a brûlé derrière les quasi-révolutionnaires.



Les partisans du leader 
ne sont pas venus

« Quand je suis sorti, j’ai immédiatement appelé ma mère, qui n’avait plus eu de mes nouvelles depuis sept ans. Elle était folle de joie de me savoir vivant, poursuit Ali, la kalachnikov à l’épaule. Elle m’a demandé de rentrer chez moi à Benghazi, mais j’ai décidé de rester pour finir le travail. » À ce moment-là, les combats entre rebelles et forces kadhafistes se poursuivent près de la prison d’Abu Salim, mais l’immense majorité de la ville est libérée.
Depuis dimanche et l’assaut des rebelles sur Tripoli, appuyés par les frappes de l’Otan, des combattants arrivent de tout le pays, de Misrata à Benghazi, pour faire reculer ce qu’il reste de l’ennemi. Ils sont presque trop nombreux. Car, malgré les appels du leader, ses partisans ne sont pas venus défendre la capitale. Alors, chaque jour, les forces loyalistes reculent inexorablement. Pourtant, malgré les avancées de la rébellion, pas ou peu de grand rassemblement, de scènes de liesse comme on a pu en voir à Tunis ou au Caire, durant le printemps arabe. La totalité du pays n’étant pas encore aux mains de la rébellion et le leader étant toujours en liberté, le cri de la victoire n’a pas encore retenti dans le pays.


En attendant le « grand soir », les familles libyennes décorent leur voiture de l’étendard noir, rouge et vert, et défilent jour et nuit, klaxonnant à tue-tête. Les chebabs (jeunes combattants, NDLR) qui ne sont pas sur la route de Syrte, ville natale et dernier bastion de Kadhafi, se retrouvent chaque jour sur la place Verte, rebaptisée place des Martyrs, pour célébrer la prise de la capitale.
Dans un déluge de tirs assourdissants et de slogans, les combattants rient, dansent, pleurent et saluent du V de la victoire chacune des voitures qui passent. Rien, ni les combats qui se poursuivent à l’ouest derrière les frontières de la ville, ni les coupures d’électricité et d’eau courante, ni la pénurie de nourriture et d’essence, ne semble entamer la bonne humeur générale. « Regardez les passants dans la rue ! Ils sourient tous », résume notre chauffeur.



Des plats gargantuesques pour les combattants


À Gourji, le premier quartier libéré par les rebelles, les habitants s’organisent pour lutter contre la pénurie et tout remettre en état. Celui qu’on appelle « Monsieur Samir », un père de famille du voisinage, est à la tête des opérations : « Kadhafi nous a infantilisés, il nous a fait passer pour des sauvages et des criminels pendant la guerre, nous allons montrer que nous sommes prêts à bâtir un nouveau pays. » Et Samir, barbe et djellaba, de distribuer là un pot de peinture à un voisin, là un balai à un autre. À quelques mètres, de l’autre côté de la route, une vingtaine d’enfants et d’adolescents balaient et bouchent les trous de la chaussée.


Une grande tente pour accueillir les combattants qui tiennent les check-points du quartier, au moment de l’Iftar (la rupture du ramadan), a été montée. Dans une ruelle de Gourji, un groupe de femmes prépare déjà le repas du soir. « Pendant les six mois de la guerre, toutes les femmes se retrouvaient le vendredi après-midi pour discuter des dernières nouvelles, raconte Samira. Alors, quand les rebelles sont entrés dans Tripoli, nous avons décidé d’apporter notre aide, en faisant collectivement à manger pour les combattants. » Joignant les actes aux paroles de sa voisine, Hamida ajoute de l’eau dans le gargantuesque plat à semoule qui se trouve à même le sol de la cour de la maison. « Nous faisons à manger pour 50 personnes ce soir », poursuit cette mère de quatre enfants qui a décidé de transformer la cour de sa maison en cuisine collective. Pour les combattants mais aussi pour les voisins, car il est de plus en plus difficile de trouver de quoi se nourrir, et les prix se sont envolés. Dans une heure, elles donneront les plats à leurs maris, qui feront la distribution, avant d’aller chercher leurs enfants dans la crèche collective improvisée qui se trouve dans une autre maison.



Le charnier de l’hôpital Mustafa-Alouada


Malgré la bonne humeur, la solidarité et les prémices de la reconstruction, la Libye n’a pas fini de panser ses plaies. Les milliers de blessés et de morts au combat et le traumatisme provoqué par quatre décennies d’un régime autoritaire ne s’effaceront pas, comme tous semblent le croire, à la capture de Mouammar Kadhafi. Dans ce grand pays si peu peuplé, qui n’a pas perdu un fils, un frère, un cousin ?


Mustafa, la quarantaine, chauffeur de profession, ne se remet toujours pas du charnier découvert à l’hôpital Mustafa-Alouada. Là, dans le quartier d’Abu-Salim, 75 corps en état de décomposition ont été trouvés par les rebelles. « La plupart sont des Africains qui portent l’uniforme de l’armée loyaliste, nous pensons qu’il s’agit de mercenaires abandonnés là par le personnel médical qui a fui les combats », explique Mustafa. Autour de lui, l’odeur prend à la gorge, et les images des corps gonflés et mangés par les vers obsèdent l’esprit. Mustafa fait partie de la dizaine de volontaires du voisinage chargés de mettre les corps dans des sacs en plastique avant de les emmener à la morgue de l’hôpital central. « Je n’oublierai jamais ce que j’ai vu, explique Mustafa. Si un jour je doute, ces images me rappelleront toujours qui était Kadhafi : un criminel. »

Deux jours après la découverte du charnier de l’hôpital, les rebelles sur la route des derniers bastions du sud en découvriront un autre, dans un hangar, où les restes d’une cinquantaine de prisonniers seront retrouvés près de la base de la garde prétorienne commandée par Khamis Kadhafi, l’un des fils du dictateur. Selon plusieurs journalistes, avant de s’enfuir, les soldats auraient tiré dans le tas à la mitraillette et jeter des grenades dans le bâtiment. Seuls dix d’entre eux parviendront à s’échapper. À l’hôpital, Mustafa se demande : « Combien de mères vont encore pleurer ? »


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