Chronique d’une démocratie cacochyme

Denis Sieffert  • 27 octobre 2011 abonné·es

Pendant que les dix-sept chefs d’État et de gouvernement de la zone euro se prosternaient, dimanche, devant une « agence de notation », les Tunisiens attendaient dans la bonne humeur le moment de déposer leur bulletin dans l’urne. Faut-il voir là comme un chassé-croisé historique de la démocratie, balbutiante et fragile mais pleine d’espérance au sud de la Méditerranée, cacochyme et agonisante dans nos régions ? Car, au-delà de la crise de la dette, c’est une crise profonde de démocratie que nous vivons.

Un spectre hante l’Europe : le spectre de Moody’s. Voilà que cette agence de notation semble conditionner la politique des pays de la zone euro, beaucoup plus que l’opinion des citoyens. Et n’est-ce pas au fond la vraie question que pose la crise actuelle ? Comment des chefs d’État, tous issus de scrutins populaires, en sont-ils venus à renoncer à un pouvoir légitime pour invoquer devant nous l’autorité d’un fantôme chagrin appelé « Moody’s » (littéralement : « De mauvaise humeur », ou « lunatique ») ? Comment en sont-ils arrivés à imposer, au nom de cette nouvelle transcendance, des souffrances à leurs peuples ?

On nous dit aujourd’hui sans fard que la réforme des retraites, les fonctionnaires non remplacés, les postes d’enseignants supprimés, c’est pour plaire à « Moody’s » ? On voit même le président français et la chancelière allemande jouer les agents d’influence de cette nouvelle icône financière pour enjoindre la Grèce et l’Italie de respecter ses dogmes. Incroyable politique de Gribouille qui, à force de plans d’austérité, précipite nos pays dans la récession et aggrave le chômage !

On pourrait presque avoir de ces séances collectives de génuflexion, que sont les sommets européens, une lecture religieuse. Si M. Sarkozy n’offre pas en sacrifice les derniers acquis sociaux des Français, on nous prédit une colère terrible de notre Dieu. Nous perdrions alors notre « triple A » et l’estime de Moody’s. Traduit dans le langage des économistes, cela veut dire que les taux d’intérêt auxquels notre pays devra emprunter sur les marchés vont grimper et nous endetter encore un peu plus. Comme dans une malédiction sans fin. La France au purgatoire ! La Grèce et l’Italie en enfer ! Voilà pour la lecture religieuse.

Mais on peut aussi proposer de ces ténébreux événements une interprétation plus rationnelle. Car Moody’s n’existe que dans la mesure où on veut bien lui donner de l’importance. Ses injonctions sont autant d’impostures visant à sacraliser un partage des richesses qui, depuis trente ans, ne cesse d’augmenter la part du capital aux dépens des salaires. Moody’s est une pure invention des idéologues libéraux, qui utilisent l’icône pour imposer aux peuples des politiques restrictives. Ce sont ces idéologues, avec la complicité des politiques – de droite et de gauche, hélas – qui ont décidé de spolier les peuples de leur pouvoir (ce qu’on appelle la démocratie) pour le confier à un fantôme.

L’affaire remonte à vingt ans déjà. Nous pourrions relire sans honte ce que nous écrivions pendant le débat sur le traité de Maastricht. C’est à cette époque qu’une certaine idéologie a forgé le dogme d’une banque centrale indépendante en étendant à l’Europe une conception allemande. « Indépendante », c’est-à-dire échappant à tout contrôle démocratique. C’est ce dogme libéral et monétariste qui, aujourd’hui, interdit aux États de la zone euro de recourir à la Banque centrale, et les contraints d’emprunter sur les marchés financiers. En toute connaissance de cause, au moment du traité de Maastricht, les idéologues libéraux ont livré l’Europe à la finance. Ils ont accepté – souhaité ? – que l’Europe devienne elle-même un objet de spéculation. C’est ce qui advient aujourd’hui. Mais, plutôt que d’assumer une politique libérale qui serait soumise au libre choix démocratique, on n’a eu de cesse de la sacraliser pour la soustraire au débat public et désamorcer ainsi la résistance des peuples.

Cette monumentale arnaque, dans laquelle nos chefs d’État et de gouvernement sont tellement empêtrés qu’ils ne savent même plus aujourd’hui comment en sortir, les peuples en prennent conscience. C’est l’histoire des Indignés. C’est la colère des peuples grec et italien – actuellement les plus exposés. C’est la résistance massive de nos concitoyens, voilà tout juste un an, à la réforme des retraites. Évidemment, c’est une affaire économique et sociale. Mais la soudaine dramatisation de la question de l’endettement et, surtout, le caractère toujours impérieux de solutions qui profitent éternellement aux mêmes, cela, c’est une affaire de démocratie. Si l’on veut retrouver l’enthousiasme des Tunisiens, il faut que l’on rompe avec les dogmes libéraux et que nos politiques osent dire « merde » à Moody’s !

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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